Après Bratislava et Lille, c’est à Versailles qu’atterrit cette Arsilda portée par une équipe très investie. Laurent Bury puis Bernard Schreuders ayant précédemment rendu compte de ce spectacle, nous irons vite sur les points de consensus pour se concentrer sur ceux où notre avis diffère ; cela ne doit en aucun cas éclipser la réelle réussite de cette production qui doit énormément à la formidable énergie déployée par tous ses artistes.
Nous serons d’abord d’accord pour dire que, sans être aussi réussie que sa contemporaine Juditha Triumphans, l’œuvre joue très brillamment des contrastes avec une variété d’aria di paragone rafraichissante. L’orchestration est à la hauteur de cette autre féérie vénitienne qu’est Orlando finto pazzo. Cependant son livret, non seulement complexe mais tardant à voir surgir les péripéties, occasionne des longueurs, et le découpage en 2 parties au lieu de 3 actes, n’aide pas à les résoudre.
Heureusement la mise en scène de David Radok se révèle très astucieuse. Loin de s’en tenir à la belle illustration stylisée du premier acte, le deuxième acte qui voit les personnages se déshabiller et laisser libre cours à leurs désirs puis retrouver peu à peu un costume contemporain au dernier acte, nous offre une clé de lecture inédite : et si toute cette histoire peu crédible de travestissements du frère et de la sœur et d’amants trahis n’était qu’une mascarade ratée pour des libertins de notre temps s’amusant à singer le XVIIIe siècle au cours d’une soirée à thème ? Le rideau de scène et ses figures nues ou le figurant travesti du choeur, sont autant d’autres exemples de cette dialectique théâtrale autour du masque. Arsilda est sans doute aussi un opéra crypto-gay. « Tiré par les cheveux » diront-certains ; peut-être, mais voilà comment un livret poussif se trouve sublimé et permet au drame d’exprimer sa modernité autrement que par la puissance d’évocation de sa musique.
Coté musical justement : tout serait échoué sans l’incroyable vigueur du Collegium 1704 et de son chœur dirigé par un Václav Luks survitaminé. Avec sa basse continue gargantuesque (un archiluth, un basson, un voire deux clavecins, un théorbe ou une guitare, une harpe et un psaltérion, oui un psaltérion !), le grain de cet orchestre est proprement inouï. Nous ne savons pas si un tel effectif est historiquement justifié, mais les ritournelles n’ont jamais sonné aussi riches, ni les récitatifs aussi charnus à nos oreilles de vivaldien blasé. Et évidemment lorsque la basse continue se tait pour les lamenti, son silence rend l’ensemble des cordes d’une nudité encore plus sidérante. Ces cordes dont il faut louer l’intensité jamais tapageuse et qui sont les instruments de rubato époustouflants. Sans oublier cors et flûtes, hautbois jouant avec la même heureuse assertivité que leurs collègues. La splendide puissance de cette musique ne nous avait ainsi marqué que dans les meilleures réalisations d’Ottavio Dantone ou d’Andrea Marcon. Toutefois un écrin si matelassé et duveteux pousse parfois les chanteurs à forcer leur émission pour mieux faire émerger un brillant parfois durci.
Pour donner vie aux faux personnages, les chanteurs n’auront pas non plus ménagé leurs efforts. On reste cependant dubitatif devant l’Arsilda d’Olivia Vermeulen : hésiter entre le soprano et le mezzo-soprano ne fait pas la mezzo colorature qu’exige la partition et le dernier air la voit allégrement savonner les vocalises et écourter le canto di sbalzo. Heureusement son intelligence musicale et dramatique lui permet des premiers airs aussi intenses que maitrisés. Le Barzane de Kangmin Justin Kim souligne tout ce qui nous déplait chez ce chanteur, à l’instar d’autres contre-ténors asiatiques : voix certes étonnamment puissante pour cette tessiture mais acide, émission et surtout vocalisation presque toujours en force et timbre très pauvre en harmonique. Reste un investissement dramatique qui sauve la mise sur scène. Constat mitigé également pour le Tamese de Fernando Guimarães, souvent dépassé par la virtuosité d’un rôle écrit pour rien moins qu’Annibale Pio Fabri. Comme souvent, un ténor à son aise dans la musique du XVIIe siècle achoppe sur les rôles barytonant triomphants du siècle suivant. Si Lenka Máčiková est une Miranda parfaitement mutine, sa voix manque de la transparence que l’on attend dans ce rôle de seconda donna virtuose, son timbre corsé et ses vocalises chargées ne manquent pourtant pas de charme, mais elles se détachent difficilement de l’épaisseur harmonique de l’orchestre. Lisandro Abadie, est par contre une basse splendide, vocalisant avec aisance et autorité. On pourra bien lui reprocher de manquer de profondeur dans son premier air, mais les imposantes vagues de l’orchestre engloutissent sans doute un peu le nocher. Enfin c’est clairement Lucile Richardot qui nous a le plus séduit ce soir : récitativiste au verbe ébouriffant d’expressivité (on n’avait pas entendu une telle puissance et une telle justesse depuis Guillemette Laurens), elle pêche certes par excès de parlando dans ses airs et la vocalise la trouve souvent un peu courte, mais ce faisant, elle invente une nouvelle façon de chanter cette musique, moins mélodieuse mais plus dramatique. Ce n’est pas souvent que l’on peut entendre un Vivaldi quasi-inédit chanté comme jamais.