L’œuvre-phare du 39e festival Haendel proposé par l’Opéra de Karlsruhe est une rareté du compositeur allemand, écrite en 1736, créée à Covent Garden l’année suivante, mais retirée de l’affiche après six soirées et très peu souvent donnée depuis. Avant la sortie, avec pour ainsi dire la même distribution, de l’intégrale prévue le 11 mars prochain chez Decca (et déjà disponible en quelques exemplaires pour les festivaliers qui pouvaient l’acheter sur place), Arminio était donnée au Staatstheater où il a reçu un accueil triomphal. Cela dit, la représentation du jour a bien failli être annulée, puisque le musicien qui assurait le continuo a déclaré forfait au dernier moment, remplacé au pied levé par une jeune interprète qui sauve la soirée.
L’intrigue est suffisamment peu connue pour qu’on la résume en quelques mots : Arminio, prince germain, affronte des troupes romaines commandées par Varo. Sur le point de perdre la bataille, il fuit, sur les conseils de son épouse, Tusnelda, fille du prince germain Ségeste, lequel ne tarde pas à se rallier à l’ennemi romain. Cela fait le désespoir de sa fille et du frère de celle-ci, Sigismondo, amoureux de Ramise, qui n’est autre que la sœur d’Arminio. Le jeune fille se détourne de son amant quand elle apprend que Ségeste, son potentiel beau-père, a trahi Arminio, arrêté et condamné à mort. Sigismondo, Tusnelda et Ramise rivalisent de douleur… Quant à Varo, il souffre également, follement amoureux d’une Tusnelda qui se refuse à lui, le tout sous le regard méprisant de Tullio, capitaine romain qui voudrait que son chef maîtrise sa passion. L’exécution d’Arminio est repoussée in extremis et c’est au final ce dernier qui triomphe, son armée battant celle de l’ennemi et tuant Varo. Arminio pardonne à tous, y compris Ségeste, dans un lieto fine attendu. Ce récit correspond toutefois au livret originel, car la version scénique de Karlsruhe s’autorise quelques modifications notables dans ce qui précède.
C’est Max Emanuel Cencic qui assure la mise en scène de l’opéra, tout comme il incarne avec maestria le rôle principal. Il commence par changer d’époque. Son choix est un rien surprenant : ce sont ici les troupes napoléoniennes qui envahissent l’Allemagne. D’accord, mais pourquoi alors le choix de costumes véritablement rococo ? Max Emanuel Cencic s’en explique ; pour lui, cet opéra est l’un des meilleurs jamais écrits par Haendel, mais l’action guerrière n’y est qu’un prétexte. S’il n’a pas eu le succès public escompté (alors que la critique musicale a été immédiatement élogieuse), c’est parce que les Londoniens étaient avides de sensations et d’action alors que l’œuvre est en réalité une « Conversation piece », presque un opéra de chambre. « Haendel voulait un opéra dans le style du Rake’s Progress de Hogarth », affirme le contre-ténor, qui insiste sur cet aspect dans son travail. La fuite initiale lui rappelle par exemple celle de Louis XVI et Marie-Antoinette, entre autres parallèles historiques, ce qui donne sens également à la présence de l’échafaud et l’idée de tempérer le lieto fine avec la mort de Ségeste, guillotiné juste avant le tomber de rideau final. Autre inspiration du chanteur, le film de Milos Forman, Les Fantômes de Goya. On pourrait sans doute y ajouter Amadeus. Dans ce qu’il considère essentiellement comme un drame domestique, Tusnelda et Arminio incarnent le couple idéal (quoique, à son retour inespéré puisqu’on le croyait exécuté, Arminio s’intéresse avant tout à ses enfants et profite de la première occasion pour repartir vaquer à ses occupations politiques et guerrières, ayant à peine embrassé son épouse dans l’intervalle…). Ramise et Sigismondo, eux, forment un couple non conventionnel à la limite de la caricature et du grotesque. Ramise est constamment en état d’ébriété alors que Sigismondo multiplie les poses ridicules ; son père essaiera même de lui arracher les testicules, furieux de son insoumission. On force le trait, allant jusqu’à montrer Varo se masturber (ou au moins se caresser explicitement) tout contre le portrait de Tusnelda, qu’il convoite en vain, avant d’être concrètement en sa présence à la fin de l’acte et de la violer, au moment où le rideau tombe, obligeant le public à applaudir… les chanteurs, bien sûr ! Le public de Karlsruhe ne semble pas choqué. Cynique, la mise en scène l’est de bout en bout, grinçante et parfois drôle. Les décors sont installés sur un plateau tournant dont la rotation est complexifiée par un dispositif qui dynamise, et c’est bienvenu, des airs qu’on aurait sans doute trouvé bien statiques sans le mouvement du plateau. Ce dernier est cerclé d’un anneau actionné dans le sens de rotation inverse, complété par un autre cercle qui lui aussi, peut tourner dans les deux sens, déplaçant accessoires, éléments de décor et personnages. Beaucoup de rythme, donc, pour un spectacle long de près de quatre heures, mais qui passe aussi vite que l’éclair.
© Falk von Traubenberg
Le plateau vocal est de premier choix. Max Emanuel Cencic excelle en Arminio, dans un chant expressif et virtuose, dont la facilité n’est qu’apparente. Les effets brillants sont déployés tout en plasticité, sans heurt ni maniérisme, mais avec une sorte de retenue intense qui cadre bien avec l’interprétation en nuances du personnage. Excellent directeur d’acteurs, le contre-ténor commence, avec intelligence, avec lui-même. Sa plastique très avantageuse ne gâte rien et il faut l’avouer, il porte très bien le costume XVIIIe siècle et la perruque poudrée… À ses côtés, on remarque beaucoup Layla Claire, digne et altière Tusnelda, se jouant apparemment des chausse-trapes posées par un Haendel qui n’épargne rien à ses chanteurs. Délicieuse et touchante, la canadienne s’impose et irradie. On en passerait presque sous silence le blanc qu’elle connaît à l’extrême fin d’une soirée particulièrement exigeante, mais qu’elle fait oublier sans problème. Pavel Kudinov campe un Ségeste de grande classe, aux graves sensuels et chauds, qu’on a bien du mal à haïr, tant la beauté du timbre l’emporte sur les exactions d’un personnage qu’il incarne pourtant avec brio. Juan Sancho se fond dans le rôle d’un Varo que la testostérone fait bouillonner ; le chant est puissant, semble couler à flots, soutenu par une belle technique. Ruxandra Donose fait merveille en poivrote, telle que la dirige Cencic, titube et se prend le mur avec le plus grand naturel. Le chant, lui, ne chancelle jamais et la mezzo impressionne, tout en puissance, parfaite maîtresse-femme. Vince Yi est moins convaincant en Sigismondo. Quelque chose d’aigrelet vient contrarier l’oreille mais colle parfaitement au rôle à la limite du burlesque que lui fait tenir le metteur en scène. À l’applaudimètre, le contre-ténor est pourtant l’un de ceux qui rencontrent le plus grand succès.