Ah, la « sarabande pour le peuple de Damas », comme elle tombe à pic alors que Daech terrorise la planète ! Et comme il serait facile d’opposer une Armide kamikaze aux chrétiens entourant Renaud… Là n’est pas du tout le propos de l’Opera Atelier Toronto, on pouvait s’en douter, mais ce spectacle conçu en 2005 intègre malgré tout la dimension ethnique et religieuse de l’affrontement des deux camps (tout à fait absente du livret de Quinault), à travers les décors de Gerard Gauci, inspirés par l’univers des miniatures persanes, et les costumes de Dora Rust D’Eye, qui renvoient plutôt aux films de Bollywood. Au milieu de cet univers exotique, Marshall Pynkoski pratique sa démarche habituelle, fondée sur l’emploi de postures empruntées à une certaine esthétique baroque et sur le recours systématique au contrapposto, mais curieusement, il s’y mêle une gestuelle bien plus moderne, où les corps s’étreignent et s’empoignent comme ils ne l’auraient sans doute jamais faits sur une scène du temps de Louis XIV. De même, un certain naturalisme, à base de cris, chuchotements et autres exclamations ajoutées, jure étrangement avec la noblesse de la déclamation. Du point de vue de la langue, la troupe canadienne inclut principalement des anglophones, qui accomplissent un effort louable de prononciation, mais n’ont pas tous le même degré d’aisance dans notre idiome. On est d’abord surpris d’entendre une leçon de parfait français venir du chœur, jusqu’au moment où l’on découvre dans le programme qu’il n’a pas traversé l’Atlantique avec le reste de la troupe, mais n’est autre que celui des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles. Relégués dans la fosse (encore !), ces jeunes chanteurs français sont répartis de part et d’autre du Tafelmusik Baroque Orchestra, d’où des décalages à la fin du premier acte. Est-ce au chef David Fallis qu’incombe en outre la responsabilité des coupes dans la partition ? Le prologue est entièrement supprimé – certes, il donne souvent du fil à retordre aux metteurs en scène –, mais l’acte IV est charcuté, comme c’est trop souvent le cas, et la séduction d’Ubalde par Mélisse disparaît, éliminant l’effet de symétrie avec le Chevalier danois fasciné par Lucinde.
© Bruce Zinger
Du spectacle, on retient surtout l’omniprésence de la danse, y compris à des moments où elle n’est pas explicitement convoquée, avec une jolie idée, qu’il faut peut-être attribuer à la chorégraphe Jeanette Lajeunesse Zingg : si Quinault fait de la Haine un rôle chanté, l’Amour est ici un danseur (Tyler Gledhill), peu vêtu mais muni de grandes ailes, qui s’attache à Armide et subit le sort prévu par le livret lorsque la Haine dit « Rompons ses nœuds, déchirons son bandeau, Brûlons ses traits, éteignons son flambeau ». Quant aux voix, on retrouve ici plusieurs de celles qui participaient au Persée présenté dans ce même théâtre en mai 2014. Peggy Kriha Dye brille une fois encore par ses grandes qualités dramatiques, Armide véhémente et torturée sur qui l’œuvre repose en grande partie. Ses deux suivantes, Carla Huhtanen et Meghan Lindsay, tiennent dignement leur rôle, malgré parfois un léger manque de projection et de clarté dans la diction. Avec Colin Ainsworth, Renaud trouve un titulaire au français excellent et à la voix souple et claire, qui se voit conférer un peu plus de musique à chanter puisqu’à l’acte V, le héros lui-même interprète la musique confiée par le livret à « un Amant fortuné ». Hidraot bénéficie du timbre sombre de Stephen Hegedus, mais les autres voix graves sont bien moins satisfaisantes. Daniel Belcher s’adonne au plus abominable malcanto dans le rôle de la Haine, dont il glapit ou rugit la moitié des notes. En Artémidore, Olivier LaQuerre semble franchement en difficulté dans l’aigu, et lorsqu’il revient en Ubalde, il abuse des hurlements « comiques » censés exprimer la terreur qu’éprouve le chevalier au milieu des monstres. Le ténor Aaron Ferguson ne vaut guère mieux, avec une voix très mince, d’opérette plus que de tragédie lyrique.