Face à la tragédie lyrique, rares sont les metteurs en scène qui parviennent à faire totalement abstraction de la référence au théâtre baroque. Certains l’imitent au plus près, d’autres en ravivent les couleurs, mais bien peu en présentent une relecture aussi intelligente que le spectacle conçu par David Hermann autour de l’Armide de Lully. Un peu comme avec l’Armida de Haydn que proposait il y a quelques mois Mariame Clément, on voit ici se télescoper le mythe et la modernité, mais la production nancéenne les fait étroitement s’imbriquer en un double mouvement, chacun allant à la rencontre de l’autre, à travers les décors, les costumes et la mise en scène. Le palais à volonté, redessiné par la ligne claire de la bande dessinée et magistralement éclairé, se transforme tantôt en grotte peuplée de dragons et autres gargouilles, mais aussi en salle de danse d’aujourd’hui, quand la scène n’est pas occupée par des vidéos habilement utilisées, montrant la Place Stanislas ou l’intérieur de l’Opéra de Nancy. Au départ, deux mondes apparemment inconciliables coexistent : les héros du drame, en costume Louis XIV (mi-parti, cependant, seule une moitié étant complète, l’autre restant à l’état d’ébauche), le chœur et les danseurs, hommes et femmes du XXIe siècle qui « visitent » le mythe comme on irait au musée. Et peu à peu, ces univers s’interpénètrent : pour la scène de la Haine – habillée comme par Bérain – , le chœur revient en tenue XVIIe et l’on se croirait dans un des spectacles jadis réglés par Jean-Marie Villégier. D’abord très « contemporaine » et déstructurée, la danse se montre au dernier acte plus proche des poses et des gestes d’autrefois, et régie par une implacable symétrie. Jusqu’au chant qui semble connaître une évolution comparable, principalement autour du rôle-titre : d’une diction d’abord très artificielle, avec diverses affèteries de prononciation, Armide passe à une élocution plus « naturelle », plus proche de notre temps, comme le souligne également son évolution vestimentaire, qui la mène vers un dépouillement digne « d’un créateur de mode japonais » selon Patrick Dutertre. D’autres personnages restent ancrés dans leur temps, comme les suivantes de l’héroïne, où Renaud lui-même qui, après un passage par le style tee-shirt/pantalon de toile, reprend finalement sa cuirasse pour repartir vers le monde de l’épopée.
© Opéra national de Lorraine
La musique, elle, s’impose sans avoir besoin d’autre traitement de choc que la direction de Christophe Rousset, d’une maestria confondante dans l’art avec lequel il sait étirer les tempos pour les scènes du sommeil et des plaisirs, en véritable homme de théâtre, qui sait communiquer à Lully la vie indispensable pour que ses œuvres touchent le public. Le Chœur de l’Opéra national de Lorraine a su se plier à la discipline d’un style qu’il pratique pourtant peu, et les Talens Lyriques dispensent une fois de plus des sonorités enchanteresses et, sous sa direction, ainsi qu’accompagnés par son clavecin toujours très disert, les chanteurs multiplient les ornements les plus finement ciselés (du moins ceux qui sont les plus fermement ancrés dans ce Grand Siècle auxquels d’aucuns échappent plus ou moins). Hormis Andrew Schroeder, sans doute prisonnier d’un rôle un peu trop grave pour lui, toute la distribution réunie par l’Opéra national de Lorraine brille jusque dans les plus petits rôles. Pour sa brévissime intervention en Naïade, Hasnaa Bennani séduit une fois encore par la délicatesse de son chant. Julien Véronèse est on ne peut plus à sa place dans le rôle comique d’Ubalde, tandis que Fernando Guimarães est un très suave Amant fortuné (ici habillé en moine de Zurbaran). Abonné aux rôles d’esprits malfaisants (on se rappelle sa Tisiphone dans Hippolyte et Aricie), Marc Mauillon trouve dans la Haine un emploi sur mesure. Dans un français très châtié, Julian Prégardien réussit l’exploit d’exister en Renaud, ce qui n’est pas peu dire tant les « héros » des tragédies lyriques font souvent figure d’utilités. Avec une stature vocale qui leur permet d’ordinaire d’interpréter des personnages de premier plan, Judith van Wanroij et Marie-Claude Chappuis sont un régal à écouter, qu’elles chantent seules ou qu’elles marient leurs voix, l’une toute sourire et charme, l’autre toute marbre et drapé. Marie-Adeline Henry, enfin, trouve en Armide une héroïne où son timbre sombre fait merveille et où ses réserves inépuisables dans le grave impressionnent. L’actrice livre une composition fascinante, mais on regrette que le texte n’ait pas toujours la clarté et le relief saisissant qu’elle sait lui conférer dans certaines phrases. Malgré ce reproche, il est manifeste que, porté par une telle équipe, Lully a encore de beaux jours devant lui.