Troisième opera seria composé en 1816 pour Naples, Armida est déjà un aboutissement stylistique. Autour des amours du preux chevalier Rinaldo et de la magicienne Armida, Gioachino Rossini, âgé de seulement 25 ans, tisse un écheveau d’airs et d’ensembles aux sentiments exacerbés, belliqueux (le duel), vindicatifs (le final « Dove son io ») ou de pur hédonisme (le fameux « D’Amor al dolce impero » ou les duos Armida-Rinaldo) sans aucune baisse de tension. Si le caractère du héros reste plutôt binaire (guerrier ou amoureux transi), le portrait de l’enchanteresse est beaucoup plus subtil, écartelée entre son devoir d’anéantir les troupes croisées assiégeant Jérusalem et son amour pour Rinaldo. Son dernier air où elle invoque tour à tour l’Amour (au son de la flûte) et la Vengeance (au son du cor) résume à lui seul les déchirements du personnage : au final c’est bien la folie vengeresse qui l’emportera.
La dernière production de ce drame en musique in loco date de 1993 et a laissé des souvenirs émus à de nombreux festivaliers, réunissant rien moins que Renée Fleming (pas totalement idoine stylistiquement mais sublime vocalement) et Grégory Kunde (virilité et virtuosité incarnées). Le disque a heureusement préservé une trace de ces représentations.
Disons le tout net, l’attente était trop forte pour ne pas générer de la frustration, la principale venant du rôle titre, il est vrai réputé inchantable. Carmen Romeu a pourtant une belle présence scénique (magnifiée par les somptueux costumes de Giovanna Buzzi, nous y reviendrons), une voix sombre, au médium nourri et sonore, et aux accents prenants. Cependant, le problème, s’il est moins patent que dans les Duetti Amorosi quelques jours plus tôt, réside surtout dans l’ambitus limité de la soprane espagnole : les aigus sont certes puissants mais trahissent l’effort (souvent tirés et écourtés) quand le suraigu est totalement inexistant. « D’Amor al dolce impero » en est la principale victime. Etêté et sans imagination dans les variations, il passe inaperçu quand il devrait être un des sommets de la soirée, provoquant un début de bronca dans la salle. Le tempérament de la chanteuse vient heureusement à son secours pour le final, évitant ainsi le naufrage.
Carmen Romeu (Armida), Carlo Lepore (Idraotte) © Amati Bacciardi
Parmi les autres déceptions, certes plus mineures, on citera la direction d’orchestre un peu précipitée de Carlo Rizzi, principalement au premier acte. Les tempi sont très rapides dès l’ouverture où le chef met en exergue le côté martial de la partition. Cela convient parfaitement à l’altercation entre Rinaldo et Gernando, mais prive le duo d’amour « Amor (possente nome) » d’une part de son abandon quasi érotique. Les choses rentrent dans l’ordre dans le second acte, permettant de profiter des belles sonorités de l’Orchestre du Teatro Comunale di Bologna, fortement sollicité par de nombreux soli instrumentaux.
Le duel entre Rinaldo (Antonino Siragusa) et Gernando (Dmitry Korchak, qui chante également le rôle de Carlo au troisième acte) est un des temps forts de la soirée, les deux ténors rivalisant de puissance, de projection et de suraigus dans un combat à mort. Antonino Siragusa impressionne toujours autant par ses aigus claironnants et envoyés comme des uppercuts. S’il sait également alléger, on pourrait cependant rêver d’un timbre un peu moins nasal dans les moments intimistes. Son rival, Dmitry Korchak, ne lui cède en rien au niveau engagement, jouissant par ailleurs d’une séduction vocale plus immédiate.
Les deux ténors écrasent quelque peu leur confrère Randall Bills (Ubaldo) dans le troisième acte. Ce dernier ne peut en effet rivaliser en termes de volume sonore, déséquilibrant le doux duo « Come l’aurette placide » et le trio « In quale aspetto imbelle ». Le jeune ténor américain convainc davantage en Goffreddo (un des six rôles de ténor de l’opéra !) où il démontre une belle agilité et un aigu percutant. Le dernier ténor de la distribution, Vassilis Kavayas (Eustazio), moins sollicité, tient parfaitement sa partie.
La seule clef de fa du spectacle et vrai méchant de l’histoire, Carlo Lepore (Idraotte et Astarotte) séduit par son baryton cuivré qui remplit sans peine la vaste salle de l’Adriatic Arena.
Si les oreilles ne sont pas totalement comblées, les yeux, eux, sont à la fête. La nouvelle production de Luca Ronconi est en effet une réussite, qui fait totalement oublier le naufrage récent (2010) de celle de Mary Zimmerman montée spécialement pour Renée Fleming au Met. Les décors sont simples, composés pour l’essentiel de boîtes verticales qui coulissent latéralement, variant ainsi les espaces scéniques. L’acte un baigne dans un univers de bois clair, tandis que les suivants, au royaume d’Armida, sont plongés dans la pénombre, avec pour seule lueur la « boîte » dorée dans laquelle Armida retient Rinaldo prisonnier. Dans ce cadre plutôt dépouillé, les costumes jouent un rôle crucial : les armures des croisés sont étincelantes, à l’image des poupées traditionnelles siciliennes qui parsèment le décor à l’acte 1, la robe d’Armida sobrement noire et parée de quelques plumes à l’acte 1 est d’un carmin éclatant quand la magicienne révèle son vrai visage. Les démons sont de jais, cornus, grimaçants et ailés comme des chauves-souris tandis que les nymphes se parent de robes de cour étincelantes. Un véritable enchantement visuel !
Enfin, si la chorégraphie heurtée et guerrière des ballets (qui constituent l’essentiel de l’acte 2) signée Michele Abbondanza peut à la longue lasser, leur introduction en ombre chinoise est tout simplement magique.