Vingt ans après… ou plutôt vingt-deux ans après, car la mythique version d’Ariodante enregistrée par Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre est parue en 1997. Les attentes étaient élevées pour ce concert, tant les interprétations haendéliennes de ce chef sont aussi évidentes que rares. Même s’il ne faut pas comparer un disque et une performance, il est très difficile de s’en empêcher tant cette version a formé notre oreille non seulement à la découverte de l’œuvre mais aussi à celle de son compositeur.
La plupart des musiciens de ce soir n’étaient sans doute pas dans les rangs il y a vingt-deux ans, mais ils poussent encore plus haut l’excellence dont ils héritent. Il faut dire que l’on n’a plus l’habitude d’entendre cette musique jouée avec quarante musiciens. Oui quarante ! Et pas qu’une armée de cordes : trois bassons (Marc Minkowski n’est pas un ancien bassoniste pour rien !) et quatre hautbois, même chez Rameau on n’a pas toujours ce luxe. La basse continue aussi est bien cylindrée : deux clavecins, un théorbe et trois contrebasses réparties aux deux extrémités de la scène. Cette abondance de moyens ne serait rien sans la discipline de fer de chaque musicien, l’excellence technique de chaque pupitre, la collégialité, l’écoute mutuelle de tout l’ensemble qui répond comme un seul homme à la virevoltante énergie que Marc Minkowski insuffle et canalise à la fois. Les Musiciens du Louvre grondent, vrombissent, tourbillonnent avec une finesse millimétrique. L’alliage parfait de la puissance, de la précision et de la prise de risque. L’ouverture et les danses sont simplement renversantes. Les ritournelles vous donnent la chair de poule, et c’est tout votre corps qui frémit lors des accélérations qui font craindre l’accident dans un « Con l’ali di costanza » surexcité ou pour le surgissement de l’effectif sur le dernier arioso de l’héroïne. Un tel écrin impose à ses hôtes un éclat singulier pour être remarqué, et c’est hélas là que le bât blesse. Le chef est certes attentif à ne jamais couvrir les voix : l’orchestre reste tapis avant d’inonder, tel un torrent, tout l’espace sonore dès que le chanteur se tait, ce dernier peine pourtant souvent à exister entre ces Everest orchestraux, tant et si bien qu’à chaque fin d’air, c’est plutôt l’orchestre que l’on brûle d’applaudir !
On prend néanmoins soin ce soir de placer les chanteurs sur une estrade soit derrière l’orchestre soit en son milieu, cela ne suffit pas. L’Odoardo de Paco Garcia n’a que quelques lignes parlées mais donne envie d’en entendre plus. A ses côtés James Platt est un roi d’Ecosse aussi sensible que sonnant, à la prononciation superbe (ce qui est rare chez les basses), on ne lui reprochera guère qu’une manière peu orthodoxe de mener les vocalises. En frère du héros, Valerio Contaldo ne se hisse pas aux mêmes hauteurs que chez Rabaud ou Porpora où nous l’avions tant admiré. Fatigue de la tournée ? Indisposition ? Manque d’aisance dans la vaillance virtuose ? Il couvre ce soir tout son registre aigu et son médium. Son énergie dramatique et la rigueur de sa technique vocale sont comme étouffées par ce manque de brillance et une projection étonnamment timide. Dalinda a plus de chance sous les traits de Caroline Jestaedt : le suraigu frise le cri, mais la musicienne est ailleurs délicate et l’actrice mouille sa chemise dans ses très périlleuses mais exactes imprécations fulminantes de l’acte III. Pour Ginevra, c’est un soprano plus central et dramatique qui a été choisi afin de bien marquer le contraste avec Dalinda. Ana Maria Labin peine à briller dans la joie gazouillante de l’acte I, son timbre n’est pas particulièrement charmeur et ses aigus sont ternes. La technicienne est cependant bien là et ce sera la seule de la soirée à oser autant de trilles, même s’ils sont un peu grésillants. Elle se révèle dans les passages dramatiques des actes suivants mais ses da capo manquent de contrastes : si elle habite ses airs, elle prend peu de risque et n’explore pas toute la variété des affects que la partition lui offre. Technicien au grand mérite, Yuriy Mynenko l’est aussi, mais confier à un contre-ténor un rôle écrit pour un contralto est presque toujours un pari perdu d’avance. On admire les effets belcantistes (notes piquées au début du « Spero per voi » ; fusées sur tout l’ambitus à la cadence de « Se l’inganno »). Hélas le medium est trop en retrait et ses exigeantes vocalises l’empêchent de jouer les méchants dans le redoutable « Dover, giustizia, amor » où on le sent plus attentif et galvanisé par le chef que par son personnage.
La reine de la soirée, celle pour laquelle le chef a voulu remonter cette œuvre est évidemment Marianne Crebassa. Sa composition dramatique est peu commune : son chevalier est un jouvenceau qui ne se départit jamais de son côté gamin, ni dans l’enthousiasme excessif de ses airs virtuoses, ni dans ses menaces ou son désespoir. Son « Scherza infida » commence comme une franche complainte avant de tourner au gémissement timide du gavroche victime qui geint autant qu’il refrène des épanchements peu dignes de sa conception de la virilité, se chantant à lui-même sa complainte boudeuse. Seul un très réussi « Cieca notte » dans lequel le personnage semble perdre ses illusions voit la chanteuse incarner un adulte. Pas forcément notre vision du rôle, elle a le mérite de l’originalité et de la cohérence. Ce qui marque surtout, ce sont les ressources vocales dont dispose cet Ariodante. Quel plaisir d’entendre une voix si grave, ample et sonore incarner ce rôle. Certes les aigus sont plus étroits que chez les mezzo-coloratures habituées du rôle, mais on s’aperçoit à quel point ils sont moins nécessaires que le bas de la tessiture. Cette émission enveloppante et ce timbre splendide pourront faire des miracles lorsque la belcantiste sera plus aguerrie : ses nombreuses prises de risques mettent parfois à mal un souffle qui pourrait encore gagner en endurance et lui éviter quelques scories. Espérons que le rôle s’inscrive durablement à son répertoire ! Vous pourrez quoiqu’il en soit l’admirer à Bordeaux les 28 et 30 novembre.