Né avant l’unification de 1861, Alessandro Parisotti apporta sa pierre à l’édification de l’Italie nouvelle en compilant, entre 1885 et 1900, les airs selon lui les plus susceptibles d’attester du génie italien dans le domaine musical. Publiés sous le titre Arie antiche ils constituent depuis des recueils où puisent élèves des conservatoires et vedettes confirmées. Nathalie Stutzmann a eu l’idée, pour son ensemble Orfeo 55, d’en tirer la matière de concerts. Il a fallu retourner aux sources, car selon la pratique admise alors Parisotti était intervenu sur les partitions, pour modifier des accords, ajouter des ornements, voire prescrire des phrasés. Dépouillés de ces arrangements, voici ces airs ou plutôt ceux choisis par Nathalie Stutzmann. Elle les accompagne d’extraits d’œuvres de musique de chambre à peu près contemporaines des œuvres vocales, choisis pour mettre en valeur les instrumentistes d’Orfeo 55. L’impression dominante est celle d’une juste combinaison permettant à tous, elle y compris, de se sentir le plus à l’aise. Dans la mesure où la plupart des airs retenus est de courte durée, les pièces d’orchestre qui leur sont associées sont courtes elles aussi. Pour atténuer au maximum l’impression de patchwork que pourrait donner cette succession, certains enchaînements sont pratiqués sans couture, ce qui conduit le largo lyrique d’un concerto de violoncelle de Porpora à finir en hachis vivaldien parce que la pièce suivante est un air du Prêtre roux. Mais hormis ce trouble momentané et l’irruption exogène d’un prélude d’Anglebert, probablement destinée à mettre en lumière la talentueuse Camille Delaforge, aussi remarquable claveciniste qu’organiste, on ne peut qu’admirer la subtilité et la fluidité des passages. La répartition est indéniablement réussie entre la présence de l’ensemble et le rôle de la soliste et l’interprétation déjà aboutie alors que ce concert est destiné à préparer un enregistrement qui aura lieu en août prochain en vue d’une parution en 2017.
Est-ce à dire que tout nous a semblé parfait ? Non. Ainsi nous sommes-nous demandé si Nathalie Stutzmann n’était pas légèrement enrhumée, ce qui expliquerait, quand la voix n’est pas encore chaude, quelques « i » nasalisés et l’impression de maniérisme que donne un souffle un peu court dans l’air de Caldara, si bellement introduit au théorbe par Miguel Rincon Rodriguez. Mais passées ces réserves ponctuelles et initiales, on ne peut que s’incliner devant la leçon d’interprétation que chaque pièce chantée constitue. Sans doute souhaiterait-on moins de retenue dans « O cessate di piagarmi », uniformément dolent et superbement introduit à l’orgue, mais le « Vittoria, vittoria » de Carissimi qui suit est fièrement lancé sur les scansions nerveuses des basses. Le rythme animé, rapide, enlevé de « Fiero costume » est celui d’une tarentelle égarée chez ce Vénitien : on ne peut y résister. Le madrigal « Amarilli mia bella » trouve la voix à son meilleur ; elle s’y déploie dans toute sa plénitude et nous enveloppe dans les volutes des reprises inlassablement ornées. Du coup, la projection semble faible dans le « Danza, dansa, fanciulla gentile » que Francesco Durante avait composé pour ses élèves napolitaines. On la retrouve à son zénith malgré un aigu aminci dans le « Gelido in ogni vena » du Farnace de Vivaldi, enrichi d’une reprise superbe tandis que l’orchestre avance sombrement vers un malheur inéluctable.
Après l’entracte, le « Vergin tutto amor » de Durante ne convainc qu’à moitié, en revanche l’air extrait de la Judditha triumphans a de quoi combler les affamés d’agilité et de rapidité. Entre les deux, Orfeo 55 subjugue avec la Sinfonia al Santo Sepolcro où l’orgue et les cordes prennent des couleurs surprenantes et alternent chant et contrechant avant un ripieno qui va diminuant jusqu’à expirer, d’une expressivité sidérante. Il aurait du reste fallu mentionner chaque intervention de l’orchestre, de l’éloquence rigoureuse et délicate de l’Allegro initial signé Leonardo Leo à la Passacaille de Falconieri, swinguée comme une follia, que Nathalie Stutzmann lance en claquant des doigts et dont les musiciens semblent inventer le rythme irrésistiblement entraînant, en passant par celle de Marini, commencée à l’orgue et au théorbe, et où les cordes évoquent d’abord une procession progressant à pas chassés qui devient, sur des accents doloristes, un inéluctable chemin de croix.
Il y a eu encore le largo du concerto pour violoncelle – étourdissant Patrick Langot – et son tapis de cordes, et il y aura l’allegro de la sonate de Porpora pour deux violons et basse continue, où Anne Camillo et Lucien Pagnon tissent les brillants entrelacs d’une écriture qui fait chanter les instruments en miroir, en rivalité ou à l’unisson. Restent deux extraits vocaux, « Queste lagrime » de Stradella, où la voix donne l’impression d’effectuer de prodigieuses montées, et la pièce maîtresse, la cantate profane de Vivaldi « Cessate omai cessate ». Cette dernière œuvre a tenté plus d’un chanteur au siècle dernier et encore récemment. La version qu’en donne Nathalie Stutzmann n’est peut-être pas la plus spectaculaire comme performance vocale, mais elle est certainement une des plus intelligentes et des plus musicales. Loin du tragique uniforme qu’on peut entendre ici ou là, elle empoigne texte et musique et en fait une véritable commedia dell’arte, avec une variété de tons et une ironie incisive qui confèrent au texte des perspectives inusuelles et ravivent les saveurs musicales. La chanteuse peut enfin délivrer les graves abyssaux qu’on lui connaît sans alourdir aucunement le discours, dont elle varie efficacement les couleurs. Cette lecture magistrale en guise de point d’orgue lui vaut une pluie d’ovations. La ferveur du public qui ne se lasse pas d’acclamer les artistes sera remerciée par trois bis dont un « Plaisir d’amour » distillé avec une merveilleuse subtilité et le « Se tu m’ami » que Parisotti attribuait à Pergolesi et dont il semble bien avoir été l’auteur ! Composé essentiellement de courts extraits, puisqu’il est conçu pour le disque ce concert vise-t-il sournoisement à laisser l’auditeur sur sa faim ? Objectif atteint car on en sort avec de l’appétit pour les productions d’Orfeo 55 et de son chef !