On connaissant la devise « Honni soit qui mal y pense » du rideau de scène du Royal Opera House, on s’amusera du blason choisi par Michel Fau pour celui fictif du riche viennois commanditaire d’Ariadne. « Qui s’y frotte s’y pique », une devise qui, à bien y penser, sied tout à fait au versant comique de l’œuvre, point de focale quasi permanent des choix du metteur en scène. Référence à la francophilie du compositeur et de son librettiste, le prologue se déroule au temps de Molière, de la noblesse française et des costumes d’apparat. L’occasion pour David Belugou (costumes) et Pascal Fau (maquillage) de s’en donner à cœur joie, la palme revenant au perruquier fantasque, au Majordome (et à son accent franco-viennois hilarant) ou à la dantesque perruque blanche montée de la primadonna. L’opéra lui-même, situé à l’époque de la composition de l’œuvre, évoque davantage les tableaux du peintre suisse Ferdinand Hodler que la Vienne de Freud. La fantaisie en reste l’élément principal : Zerbinetta fait penser au Waldvogel de Castorf, la grotte d’Ariadne clignote comme pour des numéros de cabaret, nos quatre comédiens sont grimés en animaux, comme s’ils s’étaient échappés de La Petite renarde rusée, etc. Le tout fonctionne joliment et l’on s’amuse des effets de mise en abyme – les applaudissements qui concluent l’air de Zerbinetta passent pour ceux des invités du mécène, par exemple. Pourtant Ariadne semble bien esseulée, n’étaient ces deux cafards géants vulgaires à l’entrée de la grotte, et sauf à devoir supporter un éphèbe venu jouer les apparitions d’Hermès pendant son grand monologue « Es gibt ein Reich ». Le même figurant (Benjamin Kahan) fera office de « nouveau dieu » du texte de Zerbinetta, qui devra exécuter quelques pirouettes en plus de ses acrobaties vocales. Heureusement, l’image finale en arches de lumières et d’ombres épouse l’ambivalence de ce final : Ariadne va-t-elle vers la lumière au bras de Bacchus embrasé à son côté où, au contraire et comme le compositeur nous l’a dit, meurt-elle ? Le compositeur revient en scène, visiblement satisfait de la représentation et de cette question laissée en suspens.
© Théâtre du Capitole
Sur scène, certains solistes se frottent pour la première fois à leur rôle et nous sommes piqués de la maturité et de l’excellence dont ils font montre. Catherine Hunold endosse enfin un grand rôle du répertoire sur une scène de stature internationale. La primadonna lui permet de prendre ses marques dans un registre comique où l’on sent qu’elle excelle. Les deux monologues d’Ariadne lui offrent l’occasion de distiller un phrasé élégant surpiqué d’aigus dardés mais jamais durs. On sent la soprano proche du texte tout d’abord, comme si elle chantait un lied avant qu’elle ne cède tout à fait aux emportements de son personnage sans jamais désobéir à la règle d’un chant beau et souverain. Le duo final la montre d’une endurance sans faille. Son volume naturel lui permet d’en imposer à l’orchestre et à son partenaire. Anaïk Morel nous gratifie déjà d’un compositeur de premier ordre. La tessiture du rôle lui tombe dans la gorge jusque dans les aigus les plus exposés et les phrases les plus tendues. Le timbre rond et chaud se pare des couleurs adéquates pour exprimer le désarroi, le dépit et la colère rentrée de ce personnage si attachant. Elizabeth Sutphen, appelée en remplacement de Jessica Pratt malade, ne manque pas de séduction et de piquant dans le rôle de la gourgandine. La puissance limitée de la voix et quelques imprécisions dans les vocalises ne doivent pas assombrir une prestation solide. Aucune ombre au tableau pour le Bacchus d’Issachah Savage. Le ténor américain chante ce rôle calvaire composé par un Strauss sadique comme s’il s’agissait d’une berceuse. La voix volumineuse et ample s’épanouit naturellement, la technique forgée aux meilleures écoles américaines lui assure tout le reste : souffle, diction, style et surtout endurance. La myriade de petits rôles rejoint la qualité de ces solistes, notamment Manuel Nuñez Camelino qui se joue des pièges pour ténor dont Strauss a miné le rôle du maître de la danse. Werner Van Mechelen chante avec justesse le sage ami du compositeur un rien paternaliste. Philippe-Nicolas Martin pare son Arlequin d’autant de couleurs que son costume bariolé pour emporter la belle au loin. Les trois dryades et les trois personnages bouffes apportent eux aussi une pleine satisfaction. Surtout l’on sent que l’ensemble des interprètes, du plus court rôle à la primadonna ont su instaurer un esprit de troupe qui se communique de la scène, à la salle et à la fosse.
Avec une telle distribution, Evan Rogister n’a pas grand chose à craindre. Le chef peut s’appuyer sur des solistes très investis, alto et cor au premier chef. Pour autant il veille avec une attention jalouse à l’équilibre de sa masse orchestrale, condition sine qua non pour faire ressortir toutes les trouvailles, les touches impressionnistes et les quelques dissonances que le génie de Strauss a imaginées pour cette oeuvre baroque.