Chose rare au Festspielhaus de Baden-Baden : alors que le traditionnel récital du « Freudenkreis » (Cercle des Amis) est annoncé complet depuis longtemps, on propose des places debout pour le soir même. Beau succès donc pour une salle qui compte tout de même 2500 places… Il faut dire qu’on accueille Anna Nebretko, superstar planétaire, dont on ne doute pas un instant qu’elle parvienne à remplir une telle salle, surtout qu’elle entretient depuis toujours une relation privilégiée avec le théâtre de cette ville, très aimée des Russes. D’ailleurs, on entend presque davantage parler russe qu’allemand dans les couloirs de l’opéra. Annoncée par le sémillant et sympathique intendant du Festspielhaus, Andreas Mölich-Zebhauser, visiblement ravi de l’accueillir et frémissant d’impatience de l’entendre, Anna Netrebko propose un programme de mélodies russes où elle est accompagnée non pas de l’habituel orchestre, mais d’un simple et modeste piano. Une configuration « intime », donc, où tout un chacun aura la sensation d’avoir la prima donna pour soi.
D’entrée de jeu, la diva met son auditoire dans l’ambiance : il ne sera question ce soir que d’éveil à l’amour, de rêves de bonheur, de tentatives de séduction non couronnées de succès, d’amours exclusives et surtout de chagrins voire de désespoirs amoureux. Anna Netrebko apparaît, lumineuse, telle une princesse russe tout droit sortie d’une peinture de Mikhaïl Vroubel ou d’illustrations de contes de Pouchkine : robe fluide blanche saupoudrée de vert printanier qui met avantageusement en valeur ses formes, rehaussées par un collier de perles en pendentif et une superbe parure de tête en brillants. La belle porte un vêtement apparemment simple, mais d’une folle élégance. Tour à tour jeune fille naïve et frémissante de sensations inconnues ou amoureuse terrassée, la soprano alterne les pianissimi (qui, étonnamment voire miraculeusement, passent cependant largement la rampe) et des aigus percutants, surpuissants. Anna Netrebko est à l’apogée de son art, qu’elle peut se permettre de déployer dans un nuancier de délicates couleurs et sensations moirées, entre chasteté et sensualité totalement débridée. Parfaitement à l’aise dans le répertoire russe qu’elle a choisi, elle passe de Rachmaninov où se dégage quelque chose de primesautier, à Rimski-Korsakov, mécanique de précision, avant que, dans la seconde partie, de s’adonner au monde tout en délicatesse et débordements émotionnels de Tchaïkovski, où elle peut exposer toute la variété de sa voix généreuse, toute de camaïeux scintillants.
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Après la pause, la tenue a changé : la robe paraît n’être qu’un simple imprimé à opulentes fleurs rouges sagement boutonnée que pourrait porter une fille du peuple, mais il s’agit bien d’une luxueuse toilette, sans doute en taffetas, au tombé impeccable, qui tiendrait plutôt de la robe de bal. Dans ces atours, Anna Netrebko évolue avec une grâce aristocratique, mais sans chichis ni quoi que ce soit d’apprêté. Le chant correspond à la tenue vestimentaire : tout paraît étonnamment simple et naturel, presque susurré, mais les décibels dégagés sont impressionnants et cependant, la technique semble encore s’être affinée. La salle est fascinée et aux termes des rappels, avec en particulier une superbe et mélancolique mélodie de Dvorak qui liquéfie un auditoire au comble de l’émoi, c’est debout que la salle ovationne la diva.
Il faut saluer aussi la performance de l’accompagnatrice, Elena Bashkirova, fille du pianiste et pédagogue Dimitri Bashkirov et épouse de Daniel Barenboïm (qui est d’ailleurs le partenaire d’Anna Netrebko sur l’album In the Still of Night où l’on entend à peu près le même programme que celui de ce soir). La pianiste est totalement en phase avec la chanteuse, dans une complicité fusionnelle, avec une maestria qui force le respect et l’admiration. On ne peut que s’incliner.
Le Festspielhaus prospère essentiellement grâce à ses donateurs, membres du « Freudenkreis », où l’on dénombre différents statuts, comme les « Stifter », à hauteur d’un million d’euros (!), les « Diamants » (250.000 euros), mais aussi les « Émeraudes », « Rubis » ou autres pierres aux noms exotiques comme « Tanzanites » et plus modestement les « Argents » qui ont sponsorisé le théâtre à hauteur de 2.500 euros. C’est à leur générosité qu’était destinée cette soirée, en guise de remerciements. Avec beaucoup d’humour, à son habitude, l’intendant avait proposé à tous ceux qui souhaitaient devenir membres mais aussi aux autres de se rendre, à la fin du concert, au foyer, pour partager un verre et grignoter un petit quelque chose. Or c’est l’ensemble des spectateurs, avec ou sans statut, donateur ou pas, qui a l’agréable surprise de découvrir, à l’extérieur de la salle et partout dans les couloirs, des verres contenant toutes les boissons habituelles ainsi que de la nourriture à profusion.