Lorsque l’on s’appelle Anna Netrebko et que l’on est au sommet de sa carrière, on pourrait se contenter en abordant de nouveaux rôles d’appliquer la même formule à chaque fois, formule suffisamment rare et fruit d’années de labeur, qui suffirait à déplacer des foules entières. Mais Anna Netrebko ne se repose pas sur ses luxueux lauriers, et cette nouvelle série d’Anna Bolena, quatre ans après la création, vient prouver à quel point l’artiste est soucieuse d’affiner son style pour adapter sa voix à ce bel canto tardif.
Disons-le : pour l’avoir entendue récemment en récital à Paris et avoir vu la retransmission télévisée de ce spectacle à sa création, nous avons été surpris. Surpris de constater à quel point la chanteuse fait l’effort de conserver sa chrysalide harmonique tout en focalisant davantage son émission vers l’avant du masque pour mieux faire claquer l’italien et se jeter dans le drame en utilisant les armes du belcanto. C’est comme si elle ne voulait renoncer à rien : garder un son plein et riche sur toute sa longue tessiture (elle a autant de graves que Seymour !), pour saturer les élans donizettiens sans en déformer les volutes belcantistes. Témoins de cette transformation vocale, un « Al dolce guidami » dense et aérien à la fois, ou un final de l’acte I bien plus vif et contrasté qu’à la création, et toujours avec ces « un detto solo » tantôt pressants, tantôt implorants qui témoignent de cette attention qu’elle porte à la variété expressive de sa prestation. On toucherait à la perfection si un metteur en scène l’aidait davantage à s’éloigner des postures stéréotypées que la concentration vocale peut générer ou à rendre plus sensible la folie. Alors certes, cette prise de risque ne va pas sans quelques défauts : toujours un peu trop d’air lorsqu’elle lance une invective (« Ah segnata è la mia sorte »), certains trilles vraiment lourdauds, des aigus sur le fil qui manquent de chavirer par moment ou des fins de phrases sans souffle, des vocalises encore savonnées, mais c’est surtout l’excellence de l’ensemble qui rend audibles ces scories bien discrètes et qui ne sont rien devant l’exploit accompli ce soir par Netrebko.
Outre la fréquentation récente des Lady Macbeth, Leonora et autres rôles verdiens qui ont certainement joué un rôle dans cet affinage stylistique, sa consœur la mezzo Ekaterina Semenchuk a pu également faire évoluer sa conception d’Anna. Ce mezzo russe à l’aigu facile mais dur et au medium tendu et sonore est bien plus proche de Nelly Miricioiu que d’Elina Garanca. Seymour est ici plus angoissée que voluptueuse. Leur confrontation à l’acte II est dès lors proprement électrisante, aucune ne le cédant en violence expressive à l’autre. Quant à sa scène du I avec le roi, elle éclipse complètement son partenaire par la force de ses accents.
Il faut dire que Luca Pisaroni paraissait un peu à côté du rôle : ce n’est pas son entrain, sa finesse de caractère ou son style qui sont en cause mais bien son registre grave trop timide. Son tyran est certes détestable et séduisant mais n’impressionne jamais, ne sait pas tonner ni effrayer. Le Rochefort sensible de Dan Paul Dimitrescu est plus sonore dans le bas de la tessiture et se révèle vraiment touchant dans le duo du II. Par contre nous n’avons pas été séduit par le Percy de Celso Albelo, certes très bien chantant et robuste mais livrant ses aigus de façon trop frontale, confondant préciosité et délicatesse, et ne cherchant jamais à authentifier son personnage. Le Smeton de Margarita Gritskova complète avantageusement cette distribution avec sa voix de mezzo chaleureuse.
L’orchestre de l’opéra de Vienne semble jouer cette musique avec un réel plaisir et si la direction d’Andriy Yurkevitch est plus militaire, moins fine et attentive aux couleurs que celle d’Evelino Pido, tous les ensembles sont néanmoins parfaitement en place et le drame fouetté avec toute la fougue requise. On en dira pas autant du chœur : départs incertains voire en retard, canons approximatifs, prononciation molle, la partition n’a clairement pas été assez répétée.
A la mise en scène, Eric Génovèse joue la carte d’un académisme stylisé qui semble être la signature des sociétaires de la Comédie-Française à l’opéra. Hélas, tout ce qui sort de l’illustratif s’avère de fausses bonnes idées : Anna assaillie par les avances libidineuses de son frère (plus proche de la vérité historique que du livret), Elisabeth enfant qui apparait pendant la scène de la folie (et Anna qui s’adresse à elle au lieu du fantôme de Percy), ce plateau biseauté (qui prive toujours une moitié de la salle de visibilité dans ce théâtre à l’italienne) ou ce décor à pilier gris qui perds les voix en fond de cage. La direction d’acteur ne vient hélas pas racheter ce manque d’inspiration, voire se montre gênante pour les chanteurs : Netrebko enchaîne ainsi les allers et venues superflus entre l’avant et l’arrière-scène pendant sa scène de la folie, et commence son dernier air en fonds de scène, privant d’impacts ses premiers mots (« Coppia iniqua »). L’ensemble semble avoir été remis très approximativement en place, en témoignent les éclairages qui cherchent plus d’une fois l’objet de leur attention. Restent de jolis costumes aux gris irisés, comme la toile d’un écrin.