David, le grand peintre de la Révolution aurait pu signer la production que nous offre l’Opéra national de Grèce, pour le bicentenaire de la révolution grecque. Les grandes compositions, leur construction, les détails, les tons, les éclairages, tout est là, animé d’une vie singulière : un constant régal pour l’œil, n’en déplaise à ceux qui dédaignent un spectacle historiquement informé. Un grand bravo, pour commencer à Nikos Petropoulos, qui signe cette somptueuse mise en scène, digne des plus grandes maisons d’opéra, et à son équipe (le nom du concepteur des costumes n’est pas cité, les lumières sont de Christos Tziogkas). Chacun connaît le drame de Sardou, dont Illica fit le livret : Alors que la Révolution va se radicaliser avec la Terreur, Madeleine, aristocrate, est aimée d’André Chénier, qui a adhéré aux idéaux révolutionnaires, et de Gérard, majordome de sa famille, qui a été porté à la tête de la révolte paysanne. Le destin implacable réunira les deux premiers dans la mort, après avoir réconcilié les deux rivaux. Les trois principaux acteurs, essentiels, ne font pas le drame. Toute une galerie de personnages, plus vrais les uns que les autres, anime l’action, de l’espion (l’Incroyable) de Gérard et de Fouquier-Tinville à la servante de Madeleine ou à l’abbé de cour. Trois stars et une troupe. On était en droit de redouter un assemblage factice où tout est mis en œuvre pour faire valoir les numéros attendus des grandes voix. Ce soir, il n‘en est rien : en scène, dans les coulisses ou en fosse, chacun s’emploie à donner le meilleur de lui-même pour une réalisation exceptionnelle par ses qualités. Philippe Auguin, qui dirige un orchestre et des chœurs au mieux de leur forme, refuse les effets faciles pour donner à l’ensemble toute sa force, sa grandeur, son émotion. Une sorte de classicisme vériste, en parfait accord avec David. L’orchestre sait se faire tendre, rêveur comme violent, déchaîné. Les détails, l’articulation sont un constant régal. Alors qu’il conduit une très belle carrière lyrique internationale, Philippe Auguin semble ignoré de Paris. On s’interroge. Michel Plasson avait dû attendre ses 76 ans pour débuter à Bastille…
Andrea Chénier (GNO – Athènes) © Andreas Simopoulos
Elément visuel commun aux trois premiers actes, une monumentale colonnade (empruntée à la Galerie des Proues du Palais-Royal, semble-t-il) filtre le fond de scène, laissant la vie extérieure se dérouler au-delà. Quelques panneaux déplacés à vue modifient l’espace. Le souci du moindre détail, des décors et accessoires (la table et les chaises du Tribunal révolutionnaire, par exemple), de chaque costume est flagrant. On croit feuilleter un livre d’histoire. Les couleurs, les éclairages, tout concourt à plonger le spectateur au cœur de l’action. Les déplacements, les chorégraphies sont d’un égal soin. Qu’il s’agisse d’une foule haineuse ou d’aristocrates dansant la gavotte et devisant, tout est juste. L’absence d’ovations, ô combien méritées, lorsque le rideau tombe, les saluts dans un silence de mort, nous renvoient à notre solitude. Combien on aimerait trouver les mots pour exprimer notre gratitude et l’émotion que chacun nous a procuré à l’occasion de cette mémorable production !
Un trio de très grandes voix, dont on ne sait par qui commencer tant leurs qualités et leur engagement sont équivalents : Gérard, le plus complexe, est l’imposant Dimitri Platanias, familier du rôle (Voix grand format). Ses moyens vocaux exceptionnels, la sobriété de son jeu, tout emporte l’adhésion. De son premier air, « Son sessant’ anni », jusqu’à son ultime intervention, en n’oubliant pas sa pulsion « Perchè ti volli qui ? », son évolution psychologique est servie magistralement. Maria Agresta est Madeleine de Coigny. Le chant est admirable, tout comme l’actrice. L’émission du grand soprano dramatique nous porte, nous émeut, dans tous les registres comme dans le parlando. Evidemment « La mamma morte », attendu, est un sommet, servi par une voix d’exception comme par un orchestre dont le lyrisme juste n’est pas moindre. Quant à Andrea Chénier, c’est Marcelo Alvarez, sur lequel les ans n’ont pas de prise. La présence est insolente, la voix toujours jeune, caressante comme véhémente. «Un di all’azzurro» paraît d’une liberté incroyable, improvisé, il s’enfièvre progressivement, passant de la douceur séduisante à la révolte contre l’injustice et la misère. Si toutes ses interventions seront aussi inspirées, solaires, on retiendra particulièrement « Si fui soldato » (fin de l’interrogatoire du III) où il atteint le paroxysme de l’expression dramatique. Aucun rôle secondaire ne laisse indifférent, et on n’énumérera pas la longue distribution, attachée à l’Opéra national de Grèce. Citons seulement Bersi, Marissia Paplexiou, qui a toute la séduction attendue, un très beau mezzo, frais et ensorceleur ; la Comtesse est Julia Souglakou, dont la maturité du chant correspond idéalement au personnage. L’Incroyable, le ténor Christos Kechris, n’a nul besoin de surjouer la malignité abjecte. Ici encore, tout est juste.
La qualité du chœur, souvent sollicité, mérite d’être soulignée. Des bergères de l’Ancien régime à la foule haineuse, la réussite est manifeste. Précision, équilibre, déplacements et jeux individuels que scrute la caméra, on a rarement eu l’occasion d’en écouter d’aussi aboutis.
Une réalisation appelée à faire référence, n’en doutons pas.