C’est un événement réellement exceptionnel qui se déroulait le 30 mars à La Monnaie de Bruxelles. Sixième opéra de Philippe Boesmans (septième si l’on compte comme un véritable travail de création l’orchestration du Couronnement de Poppée) Au Monde était présenté au public pour la première fois : la création du monde, en quelque sorte !
Quel chemin parcouru par Philippe Boesmans depuis le début des années quatre-vingt, où, à l’appel de Gérard Mortier, il composait La Passion de Gilles, son premier opéra, lui qui s’était jusque-là exclusivement consacré à la musique instrumentale. Plusieurs autres opéras ont suivi au fil des ans, créant petit à petit un corpus impressionnant, et faisant de leur auteur un des compositeurs majeur de notre temps dans ce genre.
Avec Au monde, Boesmans s’attaque pour la première fois à une pièce contemporaine, sous le regard direct de l’auteur, qui est aussi le librettiste et le metteur en scène du spectacle. L’auteur évoque Maeterlinck et Tchekhov comme sources d’inspiration pour ses personnages. Le style fait surtout penser à Duras. L’écriture pointilliste de Pommerat, faite de petites touches non continues, de silences, de non-dits, d’imprécisions de sens suscitant l’interrogation du spectateur jusqu’à la perplexité, retrace le portrait d’une famille passablement névrosée où se croisent dans une incommunicabilité totale trois intrigues mineures : la passation de pouvoir entre un patriarche gagné par la sénilité et son second fils petit à petit atteint de cécité ; les sautes d’humeur d’une vedette de la télévision et le mal de vivre de la plus jeune fille (adoptée en remplacement de Phedra, qui est morte…) qui peine à trouver sa place dans cette tribu d’égocentriques. Quasi pas de récit, pas de véritable trame dramatique dans tout cela — on évoque le meurtre de trois femmes sans établir aucun lien avec ce que peut voir le spectateur, — peu de cohérence, seulement la juxtaposition fragmentaire de petits faits dilués dans le temps, d’énigmes sans solution, créant un climat d’une lourdeur étouffante, peut-être marqué par l’inceste, dans lequel le spectateur décontenancé est sommé d’inscrire sa propre vision des choses. En posant de l’intérieur un miroir face aux outrances d’une époque, la nôtre, Pommerat, dramaturge en vogue dénonce la vacuité d’existences préoccupées d’argent, de pouvoir et de gloire, sans pour autant proposer d’alternative. Le discours véhément de la femme étrangère (rôle parlé) qui peut-être contient la solution, n’est pas davantage destiné à être compris du public, puisqu’il se déroule dans une langue obscure (du basque ?) dont tous ignorent le sens. Le regard que l’auteur pose sur ses personnages est sans espoir ni humanité, noir et froid comme un jugement sans appel. Mais l’auteur est-il lui-même étranger au monde qu’il dénonce ?
La même noirceur se retrouve dans la mise en scène : dans un décor uniquement fait de tentures noires entrecoupées d’un rai de lumière, d’une très grande sobriété, elle crée des petits tableaux presque fixes, sans effets où ne brillent que quelques traces de couleur, robe bleue, escarpins rouges et chevelure rousse de la seconde fille, blancheur un peu fade de la plus jeune. Tout le reste, réduit au minimum est brumeux et sombre, l’humeur comme les costumes ! Ce travail de mise en scène est pourtant remarquablement efficace, puisqu’il fait passer avec très peu de moyens l’essentiel du texte : l’incommunicabilité et le questionnement. C’est ce sentiment désespéré qui dominera tout le spectacle, et laissera au spectateur un goût bien amer…
La cohérence de l’œuvre, qui n’en manque pas, est donnée par la chatoyante musique de Boesmans. Comme libéré de ses sources, puisées dans le grand répertoire du XXe siècle, le compositeur propose un parcourt très imaginatif, très coloré où se mêlent les références à Debussy, à Strauss, à Ligeti, mais aussi des incursions dans le domaine de la variété et de la pop music, le tout lié de façon très personnelle et sans complexe. Boesmans n’appartient à aucune école, ne répond à aucun dogme — peut-être les englobe-t-il tous. Il crée sa musique avec ses propres réminiscences, un amour des timbres, un lyrisme juvénile très séduisant pour le public, et trouve sa dynamique propre dans un lumineux kaléidoscope sonore empreint d’une grande nostalgie. C’est la musique qui donne vie aux personnages, qui révèle leur humanité, les habille de chair et de sang quand le texte décrivait surtout des archétypes.
La distribution est assez largement dominée par la prestation de Patricia Petibon qui met au service d’un rôle un peu caricaturé une puissance vocale remarquable et un engagement scénique complet. A ses côtés, Stéphane Degout campe le personnage le plus énigmatique de la bande, le seul à porter un nom, Ori, quittant l’armée pour les affaires, la vue condamnée par un mal inéluctable. Il y met ce qu’il faut d’intensité, de mystère et de profondeur, et déploie les richesses de son timbre avec splendeur. Frode Olsen campe une sorte d’Arkel très crédible, aux limites de son âge. Les deux autres rôles masculins sont un peu moins en avant mais fort bien tenus par Werner von Mechelen et Yann Beuron. On remarquera encore la très belle prestation vocale de Charlotte Hellekant qui prête les ors de sa voix au rôle de la file aînée, fausse et calculatrice sous des dehors conventionnels, et celle non moins remarquable de la jeune Fflur Wyn, seul élément de pureté mais ô combien tourmentée dans ce monde de turpitudes qui n’est pas le sien.
Autre partenaire important de la réussite de ce spectacle, l’Orchestre de la Monnaie, splendidement conduit par Patrick Davin, déploie les magnificences de timbres de la musique de Boesmans avec une précision remarquable et une visible délectation. Qu’il s’agisse des vents, des percussions ou de l’accordéon, chaque intervention est strictement calibrée, parfaitement en place, et ravissent l’auditeur en continu, emporté par un maelström sonore du meilleur effet.