Comment réhabiliter un opéra mal aimé qui souffre d’une réputation d’œuvre ratée ? En réunissant une distribution sans faiblesse dans une mise en scène sobre et respectueuse. C’est le pari qu’a tenté avec succès l’Opéra Royal de Wallonie-Liège pour le huitième opéra de Verdi, si l’on en juge par l’accueil chaleureux d’un salle enthousiaste et comble.
Créé en 1845 à Naples, Alzira reçut un accueil mitigé de la part du public et de la critique. Quelques mois plus tard, à Rome l’accueil fut franchement glacial. Aussi au bout de quelques représentations sans lendemain à Milan puis à Ferrare, l’ouvrage disparut rapidement du répertoire. Verdi dans sa maturité en aurait qualifié la musique de « proprio brutta » (vraiment mauvaise), un jugement qui n’a pas manqué de nuire à la carrière de cette partition. Celle-ci a néanmoins connu quelques reprises notables au vingtième siècle, citons pour l’anecdote un concert à Berlin en 1938 avec Elisabeth Schwartzkopf, puis des représentations à Rome en 1967, à Parme en 1981 et au ROH de Londres en 1996. Entretemps, New-York l’aura accueilli au Carnegie Hall en 1967. Mais ce sont les enregistrements réalisés à diverses occasions qui ont permis aux mélomanes de découvrir la musique. En 1983, Lamberto Gardelli grave la première intégrale d’Alzira en studio dans le cadre de sa série d’opéras de jeunesse de Verdi. En 2001, pour commémorer le centenaire de la mort du compositeur, parait un nouvel enregistrement sous la direction de Fabio Luisi. Enfin, au début des années 2010, à l’approche du bicentenaire de la naissance de Verdi, le label C Major propose une intégrale en DVD de ses opéras dans laquelle Alzira est confiée à la baguette de Gustav Kuhn.
La musique, encore fortement marquée par l’esthétique belcantiste, comporte au moins une aria suivie d’une cabalette pour chacun des personnages principaux, de nombreux chœurs, et quelques ensembles en particulier un fort joli sextuor, « Nella polve genuflesso », au début du final du premier acte. Parmi les airs notables émergent la cavatine de Zamoro « Un Inca… eccesso orribile » dans le prologue et, au cours du premier acte, celle de Gusmano, « Eterna la memoria d’un folle amor» ainsi que la grande scène d’Alzira « Da Guzman su fragil barca » suivie de la cabalette « Nell’astro che più fulgido » qui met en valeur l’art de la colorature de la soprano. De belles pages en somme, parfois conventionnelles mais l’ensemble s’écoute sans déplaisir.
L’action se situe au seizième siècle chez les Incas sous la domination espagnole. Une tribu d’indiens avec à sa tête Zamoro, se révolte contre l’occupant. Gusmano, fils d’Alvaro, gouverneur du Pérou, aime la jeune Alzira fiancée à Zamoro dont elle est éprise. C’est sur ce triangle amoureux rebattu, sur fond de conflit entre les deux camps, que repose l’intrigue. On y décèle quelques similitudes avec celle du Trouvère, notamment lorsque Gusmano propose à Alzira de laisser la vie sauve à son amant si elle accepte de l’épouser. Le dénouement, au cours duquel Gusmano en mourant pardonne à Zamoro qui vient de le tuer, préfigure celui du Bal masqué.
Alzira © J. Berger / ORW-Liège
Pour son entrée au répertoire de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Alzira a fait l’objet d’une co-production avec le Grand Théâtre National du Pérou de Lima et l’Association des Amis de l’Opéra de Bilbao où le spectacle a été donné en avril dernier. Le maître d’œuvre en est Jean Pierre Gamarra dont ce sont les débuts in loco. Le metteur en scène péruvien situe l’action à une époque indéterminée, les conquérants sont en costumes dix-neuvième, au dernier acte leur cou est orné d’une fraise. Les femmes sont vêtues à la mode espagnole, des mantilles recouvrent leurs têtes, tandis que les autochtones portent des tuniques dans différents tons de brun et des bonnets andins. Les personnages évoluent autour d’un lopin de terre recouvert de paille qui représente le territoire que se disputent les deux peuples et plus tard une grotte où se cachent Otumbo et ses guerriers. Au deuxième acte un carré lumineux évoque l’intérieur du palais du gouverneur à Lima. On décèle ça et là quelques allusions à l’histoire récente par exemple lorsque des femmes incas brandissent les portraits de leurs proches disparus. La direction d’acteur est sobre et efficace.
Alzira © J. Berger / ORW-Liège
La distribution se révèle d’une grande homogénéité jusque dans les rôles secondaires. Les interventions de Marie-Catherine Baclin et d’Alexander Marev, ténor au timbre suave, n’appellent que des éloges. La voix solide de Zeno Popescu lui permet d’incarner avec conviction le guerrier Otumbo. Roger Joakim, habitué des lieux, campe un Ataliba aux accents paternels émouvants. L’autre père est incarné par Luca Dall’Amico, également familier de la scène liégeoise, qui dispose d’un timbre sombre et d’un registre grave sonore. Giovanni Meoni impressionne par sa présence scénique et sa ligne de chant élégante et nuancée. Aussi convaincant en amoureux déçu qu’en rival vindicatif il possède un timbre chaleureux et une belle projection. Enfin les interprètes d’Alzira et Zamora ont effectué des débuts éclatants sur la scène de l’ORW. Luciano Ganci possède une voix solaire et des aigus claironnants et puissants qui ont impressionné le public. S’il a tendance à chanter presque toujours forte, dans son dernier air le ténor esquisse quelques nuances bienvenues. Quant à Francesca Dotto, elle campe une Alzira exquise et émouvante, capable de résister à la pression exercée sur elle par Gusmano. Le timbre est clair, les aigus brillants et la colorature dans les cabalettes impeccablement maîtrisée. Saluons également les nombreuses interventions des chœurs préparés par Denis Segond, aussi à l’aise dans la déploration que dans les pages martiales.
Pour sa première et unique prestation à la tête de l’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, le jeune chef Leonardo Sini défend avec fougue et enthousiasme cette partition dont il excelle à mettre en valeur les aspects novateurs. Ses tempos rapides permettent à l’action de progresser rapidement sans temps mort. L’ouvrage est donné dans son intégralité, toutes les cabalettes sont doublées à défaut d’être ornées.