Après l’éblouissement provoqué par Artaserse, le retour à Nancy de Silviu Purčarete était très attendu. Qu’allait faire le metteur en scène roumain du diptyque Aleko / Francesca da Rimini, deux titres à peine plus fréquentés que l’opéra de Vinci ? Les premières minutes du spectacle décevraient presque : les tziganes imaginés à l’origine par Pouchkine évoquent ici l’univers des films de Kusturica, ce qui est tout à fait justifié et dépouille les personnages de toute aura romantique superflue dans cette sombre histoire de mari tuant sa femme et son amant ; ici, il les surprend à se câliner dans une voiture à la carrosserie orange seventies. Malgré tout, pour ne pas basculer dans le réalisme complet, Purčarete a l’idée de faire de ces gitans des forains, d’où la présence d’artistes de cirque, dont les acrobaties remplacent l’assez long ballet (numéros 5 et 6 de la partition), sans oublier l’ours d’Aleko, dont on peut croire jusqu’à la conclusion qu’il est censé s’agir d’un véritable animal. Lorsque le figurant ôte la tête de son costume et refuse de serrer la main d’Aleko banni, le doute rétrospectif s’installe… Et pour faire le lien avec la deuxième partie, la Vieille Tzigane – qui ne prend la parole qu’à la toute fin – devient une sorte de mort vivant, escorté d’une troupe de figures spectrales. On retrouve, plus nombreuses, ces apparitions dans Francesca da Rimini, chacune accompagnée d’un squelette articulé, pour figurer le cercle des luxurieux où descendent Dante et Virgile. Le décor, qui pouvait évoquer un chapiteau de cirque pour Aleko, se change en un lieu noir et clos, grillagé, percé de gros tuyaux et de ventilateurs, comme on s’imagine les espaces techniques du Centre Pompidou, ce qui n’est peut-être une mauvaise façon de représenter les enfers. Difficile d’animer vraiment tout le Prologue, qui ressemble plus à un poème symphonique qu’à une action théâtrale, et la danse des damnés paraît un peu répétitive. Tout change lorsque se rejoue le drame de Paolo et Francesca, dont le double assassinat et mimé avec les mêmes gestes et au même endroit de la scène que dans Aleko, afin de souligner le parallélisme de l’intrigue des deux œuvres. Les squelettes et les damnés restent présents dans la maison de Malatesta, comme des témoins muets (ou pas), et l’intrigue relatée dans la Divine Comédie se joue en costumes Renaissance, non sans l’apparition de prélats felliniens – le géant et le nain d’Aleko. On sera plus réservé sur l’ultime retour de la bagnole orange à la toute fin de Francesca da Rimini, le lien entre les deux parties du spectacle ayant été suffisamment souligné auparavant, de manière moins incongrue.
Francesca da Rimini © Opéra national de Lorraine
Musicalement, la satisfaction est complète, grâce aux forces de l’Opéra national de Lorraine et à des artistes pour la plupart déjà vus à Nancy. Dirigé avec finesse par Rani Calderon, l’orchestre se montre aussi à l’aise dans Aleko, partition de jeunesse clairement écrite sous l’influence de Tchaïkovski, que dans Francesca da Rimini, œuvre beaucoup plus originale et plus personnelle. Le chœur met beaucoup de conviction dans son chant (les danses polovtsiennes de Borodine semblent tout proches dans sa première intervention), même lorsqu’il est invisible aux enfers, dans un prologue pris à un tempo peut-être un peu trop mesuré. Quant aux solistes, Nancy peut désormais compter sur d’excellents chanteurs venus des pays de l’est. Dans son compte rendu du Nabucco donné en début de saison, Christophe Rizoud soulignait la largeur et la puissance de la voix d’Alexander Vinogradov, et il faut ici encore saluer l’engagement scénique et l’aisance de cette basse parfaitement à l’aise dans l’aigu. Le monologue de Malatesta est un beau moment de théâtre, et l’on espère retrouver prochainement cette grande et belle voix. Il y a deux saisons, Gelena Gaskarova avait été à Nancy une fort belle Iolanta : elle s’attire les mêmes compliments, Zemfira rebelle ou pudique Francesca, avec un aigu qui semble plus assuré et qu’on rêve d’entendre dans les grands rôles du répertoire russe : elle sera Tatiana en mai-juin prochain à Nantes et Angers, mais on imagine qu’elle serait une fort belle Snégourotchka, par exemple, si les théâtres de France osaient plus souvent programmer les œuvres de Rimski-Korsakov. Evgeny Liberman ne tenait qu’un rôle secondaire dans cette même Iolanta de 2013, mais il se montre tout à fait à la hauteur des lourdes exigences du rôle de Paolo. L’autre ténor de la distribution, Suren Maksutov, fait à cette occasion ses débuts en France, et l’on se réjouit d’apprendre qu’il sera le Lenski de l’Onéguine susmentionné, car le timbre est séduisant et l’aigu éclatant. La basse hongroise Miklós Sebestyén est un très digne Vieux Tzigane. Igor Gnidii et Svetlana Lifar ont fort peu à chanter, mais le baryton, très souvent distribués dans de petits rôles à l’Opéra de Paris, restera à Nancy après la dernière de ce spectacle pour un récital le 14 février.
Il est heureux que deux des trois opéras de Rachmaninov aient enfin été mis à l’affiche en France. Nancy a placé la barre très haut ; on attend de voir ce que Bruxelles fera de ces mêmes œuvres au printemps prochain.