Quelle artiste faut-il être pour choisir, après une longue et brillante carrière, alors que l’on n’a plus rien à prouver, que le public est conquis d’avance, de reprendre un rôle que l’on vient d’interpréter avec succès, en demandant à un autre metteur en scène de nous mettre en danger en construisant différemment un personnage ! Cette audace, c’est celle de Cecilia Bartoli. Après Christof Loy, c’est à Damiano Michieletto qu’il revient de lui faire incarner à nouveau Alcina pour l’ouverture du Festival de Pentecôte de Salzbourg, dont elle est la directrice artistique. Le pari n’est que partiellement réussi de côté-là.
Notre metteur en scène ne manque clairement pas d’idées, au contraire, la direction d’acteurs est d’une grande variété et surtout pertinence. Le plateau est divisé en deux par une paroi opaque posée sur une tournette et accueillant de sibyllines et élégantes projections vidéo. Les deux espaces qu’elle instaure sont ceux de la duplicité. Aucun air n’est univoque, tous ont des significations ou des destinataires cachés. Leur da capo même est une paroi interne à l’air et on a rarement vu un metteur en scène en tirer si intelligemment et clairement parti, à tel point que c’est la mise en scène qui dicte les affects changeant des personnages et explique leurs variations (nous indiquons en pied de page les exemples les plus marquants*). Aucun air n’échappe à cette superposition baroque, à ces éclairages psychologiques ambigus, à ces faux-semblants, sauf les derniers des deux sœurs à l’acte III, donnés devant un rideau noir pour Morgana et exposée sur un plateau vidé pour son aînée, seuls moments de simple sincérité rendus avec une âpreté saisissante.
© Mathias Horn
Damiano Michieletto ne manque d’idées pour personne, sauf pour l’héroïne, qui s’en trouverait presque reléguée à un rôle secondaire derrière le trio Ruggiero / Bradamante / Morgana, n’était la brulante présence en scène de Bartoli. Dans cette production, elle est censée illustrer l’angoisse face à la vieillesse et la déchéance de sa beauté. Elle rencontre ainsi régulièrement son double fantomatique et vieux, et finit quasi-chauve et salie, effondrée sur scène, victime de son désir, semblable à ces amants prisonniers, qui finissent, eux, rhabillés. « Ah mio cor » est interprété avec effroi face à un miroir qu’elle traverse régulièrement, et c’est en le brisant que Ruggiero ruinera le royaume de la magicienne. La paroi vitrée opaque peut être d’ailleurs vue comme le double de ce miroir. On ne verra ainsi plus que ses éclats en suspension lors du final. Hélas, le propos est trop réducteur pour une protagoniste si riche et passant par tant d’états changeant et la lente déchéance de l’héroïne est rendue illisible : va pour « Si son quella » qui devient une tragédie de la décrépitude. « Ah mio cor » la voit perdre ses bijoux, se remaquiller grossièrement puis s’effondrer face au miroir, mais le da capo conserve la rage de la partie B au lieu de la rendre vaine en la plongeant dans une épouvante de l’abandon encore plus exsangue et entropique. « Ombre pallide » adressé à son double puis à ses amants alors que ce sont ses pouvoirs qui la quittent, « Ma quando tornerai » d’abord bien équilibré entre la menace et la supplique, vire au grand guignol, inutile hache à l’appui.
De plus, si tous ces arias sont autant de brillants tableaux dépeignant avec ambiguïté chaque recoin de la carte du tendre, le drame peine à trouver son chemin à travers cette galerie. Il faut dire que le public salzbourgeois applaudissant après chaque air n’y aide guère. Toutefois le metteur en scène ne sait pas trop où il va : ainsi le concept initial de placer l’action dans un hôtel avec Alcina en propriétaire, Morgana en hôtesse d’accueil, Oronte en garçon d’étage ; hôtel hanté par les figures dénudées des anciens amants de la séductrice et dont elle s’amuse à balayer la masse informe et grouillante d’un impérieux geste de la main (beaucoup de bruit des danseurs sur scène, assez gênant lors de l’ouverture), cette introduction est peu à peu diluée par l’action fantastique, au point de rétrospectivement paraître gratuite. Signe de l’inconfort, l’œuvre est jouée en quasi-intégralité, mais la partition a dû être modifiée afin de mieux s’adapter au propos scénique : insertion d’une danse d’Ariodante à l’acte I, qui se termine par « La boca vaga » et non par « Tornami a vaghegiar » ; à l’acte II Oronte se contente de donner une lettre à sa reine qui la lit a cappella et découvre la trahison de Ruggiero avec des accents verdiens, mais surtout « Mi restano le lagrime » se voit déplacé après la destruction de l’urne/miroir. De superbes moments donc, mais une vision d’ensemble à laquelle manque une clé de lecture plus robuste.
Cecilia Bartoli ne réussit donc pas vraiment à créer une magicienne différente de sa précédente production. Néanmoins, elle s’y jette toujours à corps perdu. Si la fabuleuse acoustique de la Haus für Mozart permet à tous les chanteurs de donner le meilleur sans avoir à s’inquiéter de leur projection, on est cependant toujours bluffé par la virtuosité hors-pair et l’expressivité de la diva. On ne regrettera que quelques suraigus forcés et des trilles empesés. Sur un terrain scénique bien plus fertile, Sandrine Piau éblouit à chacune de ses apparitions : celle qui fut également une Alcina marquante revient à un emploi de ses débuts, sans les suraigus, mais avec une assise dans le medium, une assurance et une imagination technique qui lui permettent de composer un portrait bien plus captivant, que ce soit pour les vocalises d’excitation refrénée de l’acte I ou les bouleversants lamenti qui suivent. Jamais le désespoir de la volage Morgana ne nous avait autant étreint. Son chant et son jeu se nourrissent l’un l’autre en une parfaite symbiose. Second triomphateur de la soirée, un Philippe Jaroussky qui a retrouvé la jeunesse qu’Alcina craint de perdre. Alors que nous avions jugé ses précédentes incarnations du chevalier à Aix puis Paris assez contestables vocalement, le contre-ténor darde ce soir des aigus au legato radieux (magique, car suspendue et intense à la fois, première note de « Qual portento »), quitte parfois à abuser des forte, notamment sur « Mi lusinga » plusieurs fois dissonant. Il se permet une ribambelle de variations d’une finesse rare, parfaitement exécutées, sur un souffle inextinguible pour « Sta nell’ircana », et va chercher des notes graves en voix de poitrine, comme il y a dix ans, tout en se montrant toujours aussi attentif au jeu d’acteur. Kristina Hammarström nous semble par contre mal distribuée en Bradamante : mezzo-colorature assez aigu pleine d’entrain et de métier, elle rame dans les vocalises graves de l’épouse légitime, surtout avec un « Vorrei vendicarmi » mécanique, sans rage, à peine amélioré par des variations de confort à la reprise. Alastair Miles rencontre aussi des difficultés aux extrêmes de la tessiture du rôle assez ingrat de Melisso, mais son autorité et sa science de la prosodie suffisent à imposer son personnage lors de très beaux récitatifs. Pour une fois, Oberto n’a pas été supprimé et puisqu’il fut créé par un adolescent, on fait appel ce soir à un petit chanteur de Vienne, Sheen Park. L’accentuation de l’italien est plate et la voix un peu trop aérée, mais cela confère à son joli legato une aura particulière assez touchante, et puis enchaîner aussi proprement les vocalises du « Barbara ! » ce n’est pas donné à tout le monde, surtout à cet âge-là. Seule vraie déception de la soirée, Christophe Strehl est assez pénible en Oronte : émission braillarde, attaques par en dessous, trilles baveux, jeu grossier, son « Semplicetto ! » est bâclé sur l’autel de l’expressionisme, au point que l’on ne regrette pas la coupure de son « E un folle e vil affetto ».
Dirigés avec moult contrastes, inventivité (les cordes grinçantes sur l’air des ombres) et précisions par Gianluca Capuano, les Musiciens du Prince sont réunis en bel effectif orchestral : une petite trentaine d’artistes dont deux flutes, deux hautbois et un continuo très fourni (cela dit, nous doutons de la légitimité historique d’une harpe, qui reste discrète) où nous avons même cru entendre un orgue. On note également les très belles cadences instrumentales des solistes ou du continuo en fin d’air, bien que les thèmes mélodiques soient parfois trop étirés et donnent le sentiment que le musicien s’écoute jouer. Mention spéciale aussi pour le très beau Bachchor Salzburg dont les quelques apparitions sont aussi qualitatives que s’il s’agissait d’un oratorio du compositeur.
* « Di cor mio » : da capo effrayé car Alcina vient de voir son double vieilli derrière la paroi. « E gelosia » : Bradamante aperçoit Ruggiero et Alcina en pleins ébats sur le lit, c’est donc sa propre jalousie qui s’exprime également et non uniquement celle qu’elle entend calmer chez Morgana. « Semplicetto ! » : Alcina en pleine orgie avec ses anciens amants. « Tornami a vagegghiar » : cadence orgasmique où Morgana prends la main de Bradamante pour la poser utilement. Oberto brandit un « Aita/ A l’aide » pendant son « Tra le speme », dont on comprend qu’il ne croit guère à l’espoir du livret. Ruggiero reste sur scène lors d’« Ama, sospira », si bien qu’Alcina craint que Morgana ne fasse référence à lui et non à Ricciardo/Bradamante. « Mio bel tesoro » chanté avec les deux couples en symétrie, Ruggiero faussement enlacé avec Alcina, Bradamante avec Morgana. Morgana regarde Bradamante avec la même amère nostalgie que Ruggiero chantant « Verdi prati », lequel lui dédit le couplet sur la fleur qui fane. D’autres images sont plus obscures voire inopportunes : le double-enfant d’Alcina trainant sa hache, avec laquelle Alcina demandera à Oberto de tuer son père-arbre et non fauve, tronc d’arbre dont Melisso panse les plaies saignantes avec sa chemise pendant son air. Bradamante s’habillant en femme pendant « Mi lusinga » où Ruggiero est censé douter de sa perception. Les porteurs de rocher que manque d’écraser Bradamante viennent parasiter l’intensité du « Ama, sospira ».