Pour sa mise en scène d’Alcina, créée à Zurich en janvier 2014, Christof Loy part d’une idée finalement simple : les sortilèges de la magicienne sont ceux de la scène. Le monde enchanté dans lequel Alcina retient Ruggiero, c’est un théâtre. Oui, mais pas n’importe lequel : un de ces théâtres « baroques » qui nous fascinent aujourd’hui, avec leur machinerie et leurs toiles peintes, et surtout avec leurs dessous et leurs coulisses. Un peu comme dans Les Contes d’Hoffmann vus par Robert Carsen, cette production nous promène dans les différents espaces d’un théâtre, et l’on voit Alcina tantôt en reine de tragédie lyrique, tantôt en actrice qui se démaquille. Les décors sont superbes, les costumes ne le sont pas moins, mais au fond, l’idée est exploitée avec beaucoup moins de brio que ne le faisait Stefan Herheim pour le Serse monté à Berlin au printemps 2012 et revenu cette saison à l’affiche du Komische Oper. On y découvre aussi, très brièvement esquissé, ce qui allait être le principe de l’Alcina de Katie Mitchell à Aix-en-Provence en 2015, puisqu’au deuxième acte, les coulisses font voir un double d’Alcina qui n’est plus qu’une petite dame septuagénaire, tandis que Morgana – la vraie ? – apparaît comme bien plus chargé d’années et de kilos qu’on ne l’aurait cru. La présence d’une figurante incarnant Cupidon reste en somme assez anecdotique, et le dernier acte se permet de franches incursions dans le comique, avant l’ultime résurrection d’Alcina juste avant le rideau final : les tragédiennes ne meurent jamais.
Evidemment, tout le spectacle a été conçu comme un écrin pour la prise de rôle de Cecilia Bartoli. Avec son enchaînement d’airs somptueux, Alcina est un rôle en or, même s’il (ou parce qu’il) ne permet qu’une explosion limitée et tardive du bartolisme tel qu’on le connaît depuis longtemps : les arias de la magicienne se situent en majorité dans le registre de la douceur quasi élégiaque, de la souffrance bien plus que de la fureur, mais ce n’est pas plus mal ainsi. « Si, son quella » est chanté avec une infinie délicatesse, comme une sorte de sublime air de cour, et « Ah, mio cor » est une cantilène douloureuse, émise avec un filet de voix prodigieusement porteur d’émotion. Car c’est à cela qu’on reconnaît une grande Alcina : elle doit toucher le public plus encore qu’elle ne séduit Ruggiero. Mission entièrement accomplie, même si, au troisième acte, la magicienne est un moment ridiculisée, lorsqu’elle comprend avec dépit que ses gestes tout droit sortis de l’univers de Harry Potter ont perdu toute efficacité.
© Vincent Pontet
A Zurich en 2014, Ruggiero, rôle destiné à un castrat, était confié à une mezzo. A Paris, on retrouve le contre-ténor qui fut notamment le protagoniste de l’édition aixoise, mais Philippe Jaroussky semble cette fois mille fois plus à son aise, peut-être parce qu’on lui permet d’être autre chose qu’un homme-objet. Son chant en prend un caractère beaucoup plus affirmé, dès son premier air, et la beauté du timbre n’est plus que l’un des atouts qu’il peut faire valoir. En fin de parcours, « Sta nell’Ircana » est transformé en hilarant numéro de music-hall, où Ruggiero est entouré de boys-chasseurs et participe parfois à leur chorégraphie cocasse (Bradamante et Melisso s’y mêlent aussi).
Julie Fuchs aurait dû être la troisième étoile à briller dans ce firmament haendélien. Hélas, un refroidissement ne lui aura permis que de mimer son personnage, tandis que la soirée était sauvée par Emöke Baráth, arrivée la veille et interprétant le rôle debout dans la fosse d’orchestre. Prestation en tous points admirable, tant sur le plan de la virtuosité que de l’émotion : cette Morgana-ci n’est pas de celle qui s’éteignent aussitôt après avoir brillé, loin de là. Déjà présente à Zurich, Varduhi Abrahamyan est une référence haendélienne, et l’on connaît peu d’artistes qui pourraient aujourd’hui rivaliser avec elle. Opulence du timbre, aisance d’un bout à l’autre de la tessiture, jeu scénique totalement libéré : Bradamante n’est pas ici l’enquiquineuse de service, mais bien une héroïne à part entière, dont on guette avec gourmandise chacune des apparitions.
Si Krzysztof Bączyk est un assez réjouissant Melisso, Christoph Strehl possède certes une voix adéquate dans ce répertoire, mais d’autres ont su se montrer plus expressifs en Oronte. Pas d’Oberto dans cette version, on finit par s’y habituer, mais six danseurs et un chœur, une poignée de figurants, vieux messieurs changés en bête par Alcina, et surtout le Cupidon de Barbara Goodman, silhouette d’enfant mais .
On remerciera aussi Emmanuelle Haïm de nous offrir un Haendel sans crispation, sans ces aspérités que certains chefs prennent plaisir à souligner à l’excès, et avec des tempos toujours justes (« Tornami a vagheggiar » tourne ici avec l’exacte vitesse qu’il faut pour que l’air éblouisse). Et il faudrait nommer chacun des instrumentistes qui interviennent comme solistes à tel ou tel moment, ainsi que les excellents membres du continuo, le Concert d’Astrée participant pleinement à la magie d’Alcina.