Montée pour deux représentations, cette reprise de La Bohème était l’un des événements d’une saison londonienne qui n’en manque pas. C’est en effet dans cette même production que Roberto Alagna avait fait ses débuts 20 ans plus tôt, chantant pour la première fois aux côtés d’Angela Gheorghiu (celle-ci avait fait ses premiers pas sur cette même en scène quelque temps avant dans le rôle de Zerlina). Les deux chanteurs n’avaient plus régulièrement chanté ensemble depuis plusieurs saisons, et les attentes étaient très élevées pour ces deux soirées où ils étaient affichés, une mini série pour laquelle la billetterie avait été prise d’assaut. A l’arrivée, le succès musical est néanmoins en demi-teinte. Il faut dire que la première avait particulièrement mal commencé en raison de gros problèmes techniques. En effet, à peine trente secondes après le début de la musique, l’orchestre s’arrête ; une technicienne vient balbutier quelques explications ; une minute s’écoule : nouveau départ, nouvel arrêt, nouvelles explications confuses ; cinq minutes encore : une partie du public commence à s’échauffer, ne comprenant pas ce qui se passe. Une responsable apparait, micro en main cette fois : c’est le rideau qui est coincé et, comme c’est la première fois que ça arrive, on ne sait pas trop comment ça se répare, ni en combien de temps. Et de conclure non sans humour que le public de ce soir aura bien de la chance : le rideau (quand il se décidera à bouger) ne se rabaissera pas entre les actes I et II, la salle bénéficiant ainsi d’un rare changement à vue. Le rideau se lève enfin … mais redescend presque aussitôt. Nouveau report. Bref, quand enfin la soirée débute, c’’est avec 30 minutes de retard et, à la décharge des interprètes, il y a là de quoi déstabiliser les meilleurs.
D’emblée, Roberto Alagna accuse une petite forme. On retrouve avec plaisir une voix ensoleillée, mais, en première partie, quelques graillons viennent entacher l’émission. De plus, le ténor chante surtout en force, semblant confondre Rodolfo avec le Maurizio qu’il chantait quelques jours auparavant. A ce stade de sa carrière, offrir dans le ton « Che gelida manina » reste certes un exploit, mais si le contre-ut est puissant, il n’a pas cet abandon extatique que pouvait lui apporter un Pavarotti. Pour couronner le tout, le chef et le ténor ne sont pas d’accord sur le tempo : le premier est plutôt expéditif, tandis qu’Alagna semble avoir besoin de prendre son temps pour respirer. Il s’en suit des décalages pouvant atteindre plusieurs mesures, comme on en n’entend quasiment jamais sur une scène internationale, même lorsqu’un chanteur en remplace un autre à la dernière minute. Les choses s’améliorent en seconde partie (après l’acte II) et la voix reprend de l’assurance. Difficile néanmoins d’être ému dans un tel contexte, d’autant que l’artiste peine quand même à nuancer : par exemple, à l’acte III, « Rimavo con carezze » est chanté forte, et quand Alagna reprend plus loin sur les mêmes notes, il ne peut que produire un « alla stagion dei fior » en vague fausset détimbré. Dommage : quelques répétitions de plus, un peu de repos entre deux séries de spectacles, un chef plus attentif et Roberto aurait sans doute pu être encore un grand Rodolfo.
A l’inverse, Angela Gheorghiu campe une Mimi d’exception. Beauté et richesse d’un timbre unique et riche, qualité du legato, intelligence portée au texte et interprétation en finesse, évitant l’histrionisme : le soprano roumain tient sans doute là son meilleur rôle, culminant dans une mort de Mimi d’une très grande sensibilité. Assurément, une des meilleures interprètes du rôle qu’il nous ait été données de voir et d’entendre ces trente dernières années.
George Petean est un Marcello sonore et musical, au beau phrasé, campant un personnage sympathique. Il en est de même de l’excellent Thomas Oliemans dans le rôle plus anecdotique de Schaunard. Yuri Vorobiev est un Colline solide, mais son émission assez typiquement slave peut agacer. En dépit d’un chant soigné, Nucia Focile, au timbre devenu un peu trop acide, manque, vocalement et dramatiquement, de la légèreté nécessaire pour Musetta. Citons enfin le vétéran Donald Maxwell toujours en pleine forme en Alcindoro.
Pour employer une litote, la direction de Jacques Lacombe ne participe pas à a réussite de la soirée : tous les chanteurs se trouvent en effet à un moment donné en difficulté : « ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés ». La texture musicale n’est pas très belle, les vents l’emportant sur les cordes. La balance entre la fosse et le plateau est mal équilibrée, les chanteurs se retrouvant parfois noyés sous les décibels (ce qui est rare dans cette salle). Certes, le chef canadien remplaçait Maurizio Benini, mais La Bohème n’est quand même pas aussi difficile à diriger au pied-levé que Lulu !
D’un grand classicisme, la production de John Copley n’accuse pas son âge (1974, mais elle pourrait remonter à 1896) : une interprétation à la lettre, efficace et élégante, qui n’a pas pris une ride après 25 reprises. Inutile d’ajouter que, si vous aimez les spectacles modernes et les approches originales, cette Bohème est à fuir.
On attendait un triomphe au rideau final, mais la soirée se contente d’un beau succès, Angela Gheorghiu seule recevant une véritable ovation. A noter que la soirée se concluait par un petit hommage des Friends of the Royal Opera qui fêtaient ce soir-là leur 50e anniversaire.
Version recommandée :
Puccini: La Bohème | Giacomo Puccini par Herbert Von Karajan