Les distributions multi-stars sont devenues bien rares sur la planète lyrique, et on ne peut que se féliciter que l’Opéra de Vienne ait réussi la prouesse de réunir quelques-uns des plus grands artistes du moment pour cette Aida. Musicalement, l’affiche tient ses promesses et tous les chanteurs annoncés sont bien au rendez-vous. Dans une forme exceptionnelle, Anna Netrebko offre une esclave éthiopienne vocalement splendide. Le legato est magnifique et les piani dispensés à profusion et toujours avec goût (y compris celui, rarement respecté, d’« O Patria mia »). La projection est imposante et homogène sur tout l’ambitus, le timbre est resté d’une incroyable fraicheur, le vibrato est transparent, et les quelques défauts d’intonation qu’on a pu relever à certaines occasions sont ici anecdotiques. Toutefois, le soprano peine à dessiner un véritable personnage et à susciter l’émotion. Dramatiquement, elle reste extérieure au rôle, y compris dans ses duos, et nous avons du mal à compatir à ses malheurs : il est vrai qu’elle est peu aidée par la mise en scène, nous y reviendrons.
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
A l’occasion de cette série, Elīna Garanča faisait sa prise de rôle en Amneris. Le pari est remporté de maîtresse façon, avec une assurance qui force le respect. Dramatiquement, les différentes facettes du personnage sont parfaitement composées, toujours avec une grande classe : son Amneris est bien une jeune princesse amoureuse soumise aux affres de la jalousie, et non une matrone vindicative comme cela arrive parfois. Son duo final avec Kaufmann, suivi de sa grande scène, sont des monuments de chant et de théâtre, et déclenchent d’ailleurs la plus grande ovation de la soirée. Vocalement, les aigus dardés, qui font trembler les murs, impressionnent tout autant que les graves spectaculairement poitrinés (et on espère que l’instrument ne restera pas éprouvé par un tel engagement !). Formidable parcours d’une artiste qui s’illustrait il y a vingt ans dans Mozart et Rossini, et qui s’est orientée avec intelligence vers des rôles de plus en plus lourds, où son tempérament scénique volcanique a trouvé à s’exprimer.
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Jonas Kaufmann démarre la soirée sur la réserve : son « Celeste Aida » est certes superbement chanté (avec un si naturel piano enflé puis conclu diminuendo), mais on se croirait davantage au récital qu’à l’opéra tant les effets sont un peu téléphonés. La projection, un brin chiche, ne rend pas non plus justice à ce personnage de guerrier. Il est vrai que Verdi n’a pas été tendre avec le rôle, lui infligeant son unique grand air à froid dès le début du premier acte, sans plus grand-chose à chanter jusqu’aux deux derniers. Les choses changent du tout au tout en seconde partie où Kaufmann, galvanisé par ses partenaires, offre des duos électrisants et pousse sa voix dans ses retranchements. Le ténor allemand ne sacrifie d’ailleurs pas pour autant les passages les plus élégiaques, où son art du messa di voce reste admirable. Luca Salsi campe un Amonasro à la voix bien conduite, mais manquant un peu du mordant et de la noirceur des meilleurs défenseurs du rôle. Alexander Vinogradov est un Ramfis de luxe, au timbre riche et à la projection généreuse. En Roi d’Egypte, le jeune Ilja Kazakov (chanteur maison de 30 ans…) est déjà plus qu’une promesse : sa voix généreuse et sa présence scénique laisse présager une carrière internationale. La Prêtresse d’Anna Bondarenko (autre artiste de la troupe) est impeccable, avec un timbre moins évanescent qu’à l’accoutumée pour ce rôle (elle chantera Musetta le lendemain alors qu’elle compte également des rôles de mezzo à son répertoire). En Messager, Hiroshi Amako offre un timbre plaisant. Phénomène acoustique de fond de parterre ? Les chœurs sont un peu trop discrets tout au long de la soirée. A la tête d’un orchestre de haute tenue, Nicola Luisotti propose une direction élégante et attentive au plateau, mais manquant un peu de flamme. On aimerait un peu de sécheresse toscaninienne pour souligner les lignes de force de la progression dramatique. Le chef sait en revanche faire ressortir certaines subtilités de la partition qui passent ordinairement inaperçues.
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Créée en 1984, la production de Nicolas Joel (décédé en 2020) a pour elle un dispositif scénique plutôt esthétique, mais d’un maniement laborieux. Les différents changements imposent ainsi trois rideaux intermédiaires en première partie, et deux durant la seconde, avec saluts des principaux protagonistes. Le rythme de la représentation est ainsi régulièrement entravé, alors que l’ouvrage est déjà naturellement statique, en particulier dans sa première partie. Par ailleurs, les lourds décors de Carlo Tommasi rendraient dubitatif tout égyptologue, voire un touriste de retour de Louxor : on y reconnait certes nombre de symboles antiques, mais les lieux ainsi délimités sont purement imaginaires… et souvent trop encombrés1 ! Les prêtres sont habillés en majorettes et une partie des figurants (bleus) semble sortie d’Avatar. Les mouvements de foule sont chorégraphiés comme une revue à la belle époque du Casino de Paris, le plateau chantant unanimement face au public, avec des figurants se déplaçant de-ci de-là, de manière souvent incongrue. Par exemple, lors du triomphe, la chaise à porteurs du roi est amenée au milieu de la scène, puis, quelques minutes plus tard, remisée côté jardin tandis que celle d’Amneris fait un créneau côté cours. L’excellent corps de ballet mériterait également une nouvelle chorégraphie. Au global, le spectacle se laisse tout de même voir avec plaisir, mais rien dans la mise en scène ne vient contribuer à instaurer le drame sur scène, et les solistes semblent laissés à eux-mêmes, ne devant compter que sur leur métier pour donner vie à leurs personnages. Une telle distribution aurait assurément mérité une nouvelle production ou, à tout le moins, un travail théâtral plus approfondi.
Malgré ces quelques réserves, cette Aida est l’événement de ce début d’année pour le public viennois et pour les voyageurs lyriques : les chercheurs de billets de dernière minute étaient nombreux devant le théâtre malgré les près de 600 places debout vendues quelques heures avant le spectacle. La représentation reçoit au final un accueil chaleureux du public, particulièrement conquis par la prestation d’Elīna Garanča.
1. Quitte à choisir une approche pseudo historique, on préférera la production des Arènes de Vérone de 1913 (régulièrement reprise) ou celle du Liceu de Barcelone (1945) restaurée en 2001 et également redonnée de multiples fois.