Pour sa première mise en scène à l’Opéra de Paris, Lotte de Beer a réalisé un spectacle inégal pour ne pas dire inabouti où se côtoient quelques scènes spectaculaires et d’autres à la limite du risible. Sur le papier pourtant certaines de ses propositions pouvaient paraître intéressantes à défaut d’être originales, mais elles n’atteignent pas toutes leur but, loin s’en faut, une fois transposées sur le plateau.
Créé en 1871 au Caire, Aïda est un des rares opéras dont le rôle-titre est celui d’une esclave, c’est ce qui a sans doute donné l’idée à Lotte de Beer d’axer son propos sur les méfaits de la colonisation et en particulier les pillages auxquels se sont livrés les pays occidentaux au sein de leurs colonies pour enrichir leurs musées. C’est donc principalement dans un musée à l’époque de la création de l’œuvre que la metteuse en scène néerlandaise situe l’action, idée déjà exploitée à Salzbourg en 2014 par Alvis Hermanis pour Le Trouvère. D’autre part pour éviter toute polémique autour du « blackface », les deux héros éthiopiens sont représentés par des marionnettes manipulées par des marionnettistes vêtus de noir parmi lesquels se trouvent les chanteurs, tout en noir eux aussi. Anthony Minghella avait déjà utilisé avec bonheur ce procédé pour figurer l’enfant de Cio Cio San dans sa somptueuse production de Madame Butterfly. Le résultat était pertinent mais il s’agissait d’un rôle épisodique et muet et non pas du rôle-titre. Le talent des marionnettistes n’est nullement en cause mais certaines scènes frôlent le ridicule. Ainsi au lever du rideau, comment ne pas sourire lorsque Radamès énamouré chante sa romance à un pantin aux teintes grisâtres, inexpressif et sans attraits, enfermé dans une vitrine, dont on finit par comprendre qu’il s’agit d’Aïda, exposée dans un musée comme jadis la Vénus Hottentote ? De même à la fin du duo de l’acte trois, l’on ne peut réfréner un rire lorsqu’ « Aïda » se couche sur le ténor pour simuler une étreinte amoureuse. En revanche au début de cet acte, la grande scène entre l’héroïne et son père, représenté par une marionnette réduite à un buste, fonctionne parfaitement. Au nombre des réussites citons le deuxième tableau du premier acte situé dans une exposition dédiée aux arts premiers où se presse une foule de visiteurs en frac et robes à tournure censés représenter la bourgeoisie colonialiste de ce temps, avide d’exotisme. Quant à la scène du triomphe, en lieu et place du ballet, l’on voit des figurants proposer avec une prodigieuse maestria, une succession de tableaux animés qui célèbrent l’art occidental à travers quelques chefs-d’œuvre parmi lesquels on reconnaît The Procession of the Sacred Bull Apis de Frederick Arthur Brigdman, Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard de David, La Liberté guidant le peuple de Delacroix, voire le Mémorial d’Iwo Jima à Washington. C’est bluffant mais cela rime à quoi finalement?
Aïda © Vincent Pontet / Opéra national de Paris
La dernière scène de l’opéra est bien plus convaincante par l’émotion qu’elle suscite : dans une sorte de ravin aux parois sombres, qui évoque peut-être le canal de Suez en construction, Radamès est seul au premier plan tandis que sa partenaire s’avance vers lui, royale au milieu des pantins désarticulés qui jonchent le sol. Mais c’est finalement la marionnette d’Aïda qui mourra dans les bras du ténor.
Aïda © Vincent Pontet / Opéra national de Paris
La distribution en revanche n’appelle aucun reproche. En grande forme, Sondra Radvanovsky réitère le miracle de son Aïda de 2016. La voix est à son zénith, son air d’entrée met en valeur l’ampleur de ses moyens et l’insolence de ses aigus, tandis qu’au troisième acte, « O patria mia » est émaillé d’admirables sons filés qui flottent, suspendus dans le grand vaisseau de Bastille. A la fin de cet air, l’ut pianissimo est émis sans difficulté. En dépit de la mise en scène qui la relègue au second plan, son incarnation vocale est en tout point remarquable. Que d’émotion dans la scène qui l’oppose à son père et de tendresse vis-à-vis de Radamès lors du duo final. Face à elle Jonas Kaufmann s’est montré tout aussi en voix. Son chant est presque trop raffiné pour évoquer un guerrier mais comment résister à ces demi-teintes qui sont sa signature, en particulier cette somptueuse messa di voce sur le si conclusif de « Celeste Aïda » ? Et quelle prestance sur le plateau dans son costume de militaire ! Grandiose est l’Amonasro de Ludovic Tézier prêt à tout pour assouvir sa vengeance. La voix est glorieuse, homogène sur toute la tessiture et l’incarnation hallucinante trouve son apogée dans la scène qui l’oppose à Aïda au début du trois. Ksenia Dudnikova qui remplaçait Elīna Garanča initialement prévue, campe une Amnéris aux moyens imposants, un medium large et solide, un aigu puissant, un grave consistant. Affublée en début de soirée d’une robe rose dont le bas est orné de rubans en forme de nœuds et d’un boa, elle n’en livre pas moins au quatre, une grande scène tout à fait impressionnante qui s’achève sur des imprécations cinglantes vis-à-vis des prêtres. Le roi impeccable de Solomon Howard lui permet de faire des débuts remarqués à l’Opéra tandis que Dmitry Belosselskiy campe un Ramfis aux graves profonds. Quant au messager sonore d’Alessandro Liberatore et la prêtresse diaphane de Roberta Mantegna, ils ne sont pas en reste.
Saluons la performance impeccable des chœurs remarquablement préparés par José Luis Basso. Au pupitre, Michele Mariotti parvient à tirer de belles sonorités de l’orchestre, à effectifs réduits pour la circonstance, notamment dans les scènes à grand spectacle. Très attentifs aux chanteurs il enveloppe leurs voix avec subtilité dans les passages intimistes.
Puisse cette première représentation d’un opéra – certes à huis clos – depuis le début de la saison, être le prélude à une ouverture prochaine des salles de spectacles au public.