Il est maintenant communément admis qu’Aïda n’est pas fondamentalement un opéra à grand spectacle, mais – hormis la scène du triomphe – une œuvre intimiste à quatre personnages. Ce qui implique, comme pour Le Trouvère, quatre chanteurs aux personnalités bien affirmées et aux voix « verdiennes » assurées, qui de plus se marient entre elles tant du point de vue de leur couleur que de leur puissance. De ce point de vue, la représentation proposée ce soir à Massy approche la perfection.
Le rôle d’Aïda nécessite une voix et un physique. Cécile Perrin, fort mal habillée par Katia Duflot, paraît plus Élisabeth de Valois en visite chez les pharaons que la princesse-suivante d’Amnéris. Mais de l’héroïne malheureuse, elle a le style vocal, jusqu’à l’extrême. Puissance et rigueur musicale, finesse de l’interprétation et nuances, elle arrive à une épure rarement entendue. La voix, dont elle joue avec art, est parfaitement adaptée à ce que souhaitait Verdi, sans passage, pleine et ronde des extrêmes graves aux extrêmes aigus. Qui aujourd’hui, sur la scène internationale, est capable de sons filés aussi impalpables, sans aucun trucage technique ? Qui aujourd’hui peut atteindre et tenir aussi longtemps l’Ut de l’air du Nil, laissant les spectateurs sous le charme indéfinissable d’un art à son sommet ?
Cécile Perrin © François Pinson
Face à elle, Aude Extrémo n’a ni le physique ni les moyens d’une « mezzo verdienne », mais elle assure avec talent le rôle impossible d’Amnéris dans lequel on a pourtant entendu les plus belles voix du monde. Grande amplitude vocale, voix chaude et ronde sur toute la tessiture avec seulement une petite baisse de tonus dans le moyen médium, elle plante le personnage avec aplomb, et est une des rares Amnéris à chanter toutes les notes de la partition. Son autorité lui permet de briller, notamment dans la première partie du quatrième acte, où elle fait face aux prêtres avec énergie. Seul petit bémol, le trio du premier tableau du premier acte où sa position en fond de scène s’est assortie d’une baisse de puissance vocale, couverte par Aïda et Radamès.
On avait tout de craindre de Carl Tanner, dont la réputation de ténor criard paraissait bien établie. Or, à part la note finale du « Celeste Aida », jetée plus que chantée, la surprise est de taille. Bien sûr, à l’image de nombre de ses confrères, il n’a toujours pas l’air de comprendre ce qu’il chante, et est bien plus souvent planté, ventre en avant, que mobile et attentif aux autres, sauf dans la scène finale. Mais la voix a considérablement muri, avec une rondeur et un côté barytonant en même temps que des aigus rayonnants, ainsi qu’une couverture parfaitement maîtrisée. Changement de technique et/ou de professeur de chant ? Quoiqu’il en soit, le résultat est fort séduisant, et donne envie de le réentendre dans un autre rôle.
Enfin, l’Amonasro de Tito You complète parfaitement le quatuor des rôles principaux, ne serait sa propension, en guise de tout jeu de scène, à tendre son bras droit. Mais d’un autre côté, cette sobriété – voulue ou non – lui permet de débarrasser le personnage de tout artifice, et de ne pas le sur-jouer. La voix et le style sont bien adaptés, la puissance est également bien ajustée à celle de ses partenaires, et l’autorité de ce roi « venu d’ailleurs » est ainsi parfaitement affirmée.
Ludivine Gombert s’est fait une spécialité du rôle de la grande prêtresse, qu’elle chante à la perfection, mais il ne faudrait pas la cantonner dans cet emploi, car elle vaut beaucoup mieux, comme elle l’a montré récemment en Desdemona. Un excellent roi d’Égypte (Jérôme Varnier) d’une haute volée assortie à sa stature, un Ramfis (Wojtek Smilek) plutôt convaincant malgré une voix pas toujours parfaitement assurée, et un messager (Rémy Mathieu) tout guilleret après les centaines de kilomètres accomplis d’une traite – on est loin du tableau « Les Porteurs de mauvaises nouvelles » de Lecomte du Nouÿ – contribuent au parfait équilibre de la distribution. Les chœurs sont tout juste honorables vocalement parlant, mais inadmissibles scéniquement, minaudant et prenant des airs et des mines pour se congratuler comme cela se faisait dans les théâtres de province il y a bien longtemps. En revanche, une grande part de la réussite de la représentation revient au chef Paolo Olmi et à sa battue précise et nerveuse, toujours en parfaite adéquation avec les tempi indiqués sur la partition, dirigeant un orchestre National d’Île-de-France en grande forme.
Rien de particulier à ajouter à ce qui a été écrit par Maurice Salles concernant la mise en scène de Charles Roubaud déjà présentée à Marseille en 2013 avec les astucieux décors vidéo d’Emmanuelle Favre et les bien médiocres costumes de Katia Duflot, le tout fort bien éclairé par Philippe Grosperrin.