Agrippina revient au théâtre des Champs-Elysées ! Plus de 15 ans après la mythique production de David McVicar, l’un des chefs d’œuvre du jeune Haendel revient en version de concert. Les interprètes de ce soir ont-ils réussi à se hisser au niveau du souvenir laissé par leurs prédécesseurs ? Rien n’est moins sûr, et pourtant la soirée ne manque pas d’occasions de se délecter. Un mot d’abord sur les coupures : l’œuvre compte plus de 3h30 de musique et, dans le cadre d’une version de concert, on comprend que les ciseaux puissent s’avérer nécessaires. Mais pourquoi avoir privilégié les récitatifs et choisi de se passer de la plupart des da capo ? Certes le livret est un des meilleurs qu’Haendel ait eu à mettre en musique : bien construit, caractérisant chaque personnage, l’action est lisible et souvent drôle. Toutefois l’originalité d’Agrippina est justement de propulser cette satire vénitienne dans l’ère de l’opera seria, la forme da capo des arias servant à rendre plus ambigus encore certains personnages. C’est vraiment ne rien comprendre à l’économie de l’opera seria que de vouloir réduire tous ces airs et confondre ainsi Agrippina et Serse : si ce dernier rend un hommage appuyé à l’opéra du XVIIe siècle, le premier s’en éloigne pour poser les bases d’un genre nouveau. Les quelques airs ayant droit à leur da capo sont d’ailleurs ornés de façon souvent virtuose mais gratuite, ne révélant rien de plus sur les sentiments de celui qui les porte ; quant à ceux privés de da capo, on devrait plutôt dire qu’ils sont privés d’exposition, car c’est la reprise ornée qui est directement chantée. Les coupures incluent aussi les chœurs et même quelques arias notamment le magnifique « Per punir chi m’ha ingannata » de Poppea malheureusement, et la petite intervention (toujours coupée) de Junon.
Passée cette frustration, la soirée est belle même si elle présente de nombreux défauts. Il Pomo d’Oro sous la baguette de Maxym Emelyanychev est plus fougueux que jamais, soulignant avec audace les contrastes de la partition et portant magnifiquement les chanteurs. On regrettera cependant l’absence de trompettes, la discrétion des vents (on est hélas loin de la soufflerie de l’orchestration de René Jacobs qui avait été jusqu’à ajouter un orgue !) et surtout celle de la basse continue, souvent maigre et manquant tristement d’inspiration dans les récitatifs. Jamais pris dans le tourbillon dramatique des manigances de la Rome impériale, le spectateur assiste surtout à un enchainement d’airs magnifiques, la mayonnaise du seria ne prends pas et reste à l’état de brillant pasticcio.
Coté chant, commençons par dire que tous les artistes font néanmoins preuve d’un sens théâtral certains et surtout sont dotés de voix de premier ordre. A commencer par les rôles bouffes. Biagio Pizzuti a moins ici pour briller que dans Serse mais réussit cependant à faire exister un Lesbo purement utilitaire. Carlo Vistoli est presque trop bien chantant et pas assez grinçant pour Narciso que l’on imagine plus volontiers issu de la commedia dell’arte. Pour un peu, on le confondrait presque avec Ottone. Andrea Mastroni semble habité par le fantôme de Cesare Siepi : le timbre est sublime, l’émission jouit d’une autorité quasi-naturelle, sa voix emplit l’espace sans jamais forcer et sur une tessiture abyssale. Malgré une vocalisation perfectible, c’est trop pour Pallante, qu’on lui donne vite des rois haendeliens ! En comparaison le Claudio de Gianluca Buratto est plus éprouvé par le bas de sa tessiture (« Cade il mondo ») et cependant sa projection très englobante, aérienne, son aisance dans l’aigu imposent un empereur plus séduisant que ridicule. Remplaçant Marie-Nicole Lemieux, Ottone sied comme un gant à Xavier Sabata : sa grande voix assez unique parmi ses collègues contre-ténors, souvent mise à mal par les vocalises qui lui font perdre sa formidable charge expressive, est ici parfaitement employée. Son « Voi che udite il mio lamento » est le moment le plus émouvant de la soirée. Tout aussi unique mais dans un autre registre, Franco Fagioli nous livre un Néron puéril et hystérisé à souhait. On pourra trouver le portrait trop caricatural, manquant de la folie lunaire et effrayante que laisse planer « Con saggio il tuo consiglio » ou « Quand’invita la donna l’amante » ; il va jusqu’à substituer une version que nous ne connaissions pas de « Sotto il lauri », bien plus virtuose que l’originale mais aussi moins mémorable. Evidemment le divo caracole toujours autant : assurance technique bluffante, variations retorses, ambitus vertigineux, mais il nous semble davantage entendre un Tolomeo (une de ses premières incarnations sur cette même scène) bouffe que le futur incendiaire de Rome. Elsa Benoit se montre plus fine actrice en Poppea, le medium est splendide et la technicienne précise ferait merveille dans bien d’autres rôles haendeliens, mais on ne peut s’empêcher de penser que celui-ci, écrit pour celle que l’on surnommait la Diamantina, doit briller davantage, or son aigu manque d’éclat.
Surtout en comparaison de la grande triomphatrice de la soirée, Joyce Didonato, qui en impose indéniablement en Agrippina, notamment grâce à des aigus colossaux, un bagou certain en scène, des vocalises parfaitement exécutées (sauf pour le « Ogni vento » étonnamment) et une recherche constante de l’effet vocal original, quitte à chercher davantage à épater qu’à caractériser. Son « Pensieri, voi mi tormentate » est symptomatique de toute sa performance : chaque reprise semble être un nouveau chapitre de l’art du bel canto (messa di voce, reprise grave, effets calculés au millimètre, gestion du souffle exemplaire) mais l’air est chanté bien trop forte, bien trop vociféré, ce qui est censé être une tragique migraine, ce monologue intérieur que la magie de l’opéra met en musique est lancé avec la rage d’une invocation aux enfers. Une vision bien moins équilibrée que celle que nous admirions à Versailles. Dès lors, soit on adhère à ce personnage excessif qui cabotine ouvertement (jeu avec ses lunettes, démarche chaloupée, bisous distribués à foison, œillades appuyées) et ne trompe guère que ceux qui sont sur scène, soit l’on regrette qu’elle ne cherche pas davantage à rendre justice à la variété et l’ambiguïté psychologique dont Haendel a gratifié son héroïne. Tant et si bien que son dernier air « Se vuoi pace », une fois encore magistralement chanté, manque de duplicité et semble appartenir à un autre personnage, alors que l’on devrait deviner la rouerie et les griffes prêtes à reprendre du service sous cette fausse sérennité.