De tous les opéras de Haendel, Agrippina est sans doute celui qui dispose du livret le plus engageant : un sujet tiré de l’histoire antique, des personnages avec une vraie consistance dramatique, des rebondissements dignes d’une pièce de boulevard, des portes qui claquent et des amants cachés dans le placard. De quoi maintenir l’intérêt en éveil d’un bout à l’autre de l’ouvrage malgré la longueur et le nombre important de récitatifs, une caractéristique propre à l’esthétique vénitienne de l’œuvre au même titre que le mélange des genres – comique et tragique -, le foisonnement des scènes et des personnages, les multiples retournements de situation. Inversement, la méta-structure dramatique de l’opéra, plus organisée qu’il n’y paraît avec ses trois actes et huit tableaux, le rattache au dramma per musica tel qu’Apostelo Zeno en fixa les codes au début du XVIIIe siècle. A cheval sur deux écoles donc, cette histoire de sexe et de pouvoir fera le bonheur d’un metteur en scène pour peu qu’il soit inspiré.
Fille des années 80, Mariame Clement a choisi d’en projeter l’argument dans l’univers des soap operas de sa jeunesse. De Rome à Dallas, la machine théâtrale tourne à plein régime grâce à un dispositif scénique ingénieux, à cheval – lui aussi – sur deux plans : au sol, des décors que font rouler à vue des machinistes, et en hauteur, quatre écrans de taille inégale. Les premiers offrent un cadre à chaque scène – bureau, chambre, salon, salle de bain ou de restaurant – les seconds achèvent de camper le décor en y superposant des images. Sans cesse renouvelé, ce procédé bénéficie de moyens suffisants pour que chaque tableau – et Dieu sait s’ils sont nombreux – soit un régal pour l’œil. Tout aussi variés et sophistiqués, les costumes de Julia Hansen participent à l’impression de luxe artificiel, en symbiose avec ces séries américaines qui ont guidé la transposition. Mais une idée de départ, aussi bonne et aussi richement réalisée soit-elle, ne tient que si elle est animée par un propos théâtral. C’est là où le travail de Mariame Clément trouve son aboutissement, derrière la recherche de gestes en adéquation avec la musique et les mots. Aucun air qui ne soit mis en situation, aucun da capo qui ne soit accompagnée d’un nouveau jeu de scène, toujours à propos, sans que le mouvement ne vienne jamais parasiter la musique, au contraire.
On suppose que cette recherche permanente de sens dramatique a dû inspirer les chanteurs jusque dans leur manière d’interpréter leur rôle. Quelles que soient leur adéquation vocale et leur habileté à maîtriser la virtuosité de l’écriture, les personnages demeurent d’une vérité scénique confondante. Qu’ils détiennent en plus les clés musicales de leur partition et l’interprétation devient totale : Kristina Hammarström, Ottone introverti et sensible ainsi que l’a voulu Haendel en lui attribuant les airs les plus élégiaques ; Renata Pokupic, Nerone velléitaire, ingrat parfois mais si juste dans l’agitation nerveuse de la ligne et la couleur indéfinissable de la voix ; Elena Tsallagova, Poppea peroxydée dont la colorature légère mais précise participe au sex-appeal et, avant toutes, l’Agrippina idéale d’Ann Hallenberg. La technique n’est évidemment pas une contrainte pour la mezzo-soprano. Mieux, les difficultés d’écriture ajoutent encore à l’intelligence de la composition. Saut d’octaves, vocalises en rafale, messe di voce, rien ne lui résiste, tout signifie. La voix est longue, égale ; le ton souverain. Les récitatifs forment à eux seuls une leçon de chant qui voit, selon le sens, la syllabe appuyée ou esquivée, le mot mordu ou caressé. Les arias remplissent leur office, quel que soit l’affect exprimé avec au sommet un « pensieri, voi mi tormentate » stupéfiant dont les silences sont encore musique. Dommage que dans la fosse, Paul McCreesh, en panne d’imagination dramatique, ne parvienne pas à hisser le Symfonisch Orkest van de Vlaamse Opera à la hauteur d’une telle impératrice.
Version recommandée :
Handel: Agrippina | Georg Friedrich Händel par John Eliot Gardiner