Etrange titre que celui de Sainte de Bleecker Street. S’il désigne comme personnage principal cette jeune Annina qui revit la Passion du Christ tous les vendredis et que la communauté d’immigrés italiens de New York vénère déjà comme une sainte, plus que cette croyante mystique, c’est pourtant le personnage de son frère Michele qui est le véritable moteur du drame.
Il rassemble en effet un faisceau de contradictions. En bon macho italien, il adhère à une conception de la condition des femmes qui fait d’elles les soutiens indéfectibles et soumis des hommes de leur famille. Cela l’amène simultanément à opposer un chantage affectif au désir de sa sœur de prendre le voile et à entrer en conflit avec le reste de la communauté italienne car la dévotion dont celle-ci entoure Annina le menace doublement, en renforçant chez cette dernière la conviction d’avoir été appelée par Dieu, tout en l’amarrant, lui, à ce groupe frileusement attaché à d’archaïques superstitions et du même coup faisant obstacle à son désir de s’intégrer à la société américaine. Le drame se noue à l’occasion du mariage de la meilleure amie d’Annina. La maîtresse de Michele, Desideria, jugée « de mauvaise vie » n’a pas été invitée ; elle le somme d’imposer sa présence. Comme il refuse, arguant de celle de sa soeur, Desideria l’accuse d’avoir pour celle-ci un amour trop ardent pour être honnête. Au milieu de l’assistance scandalisée, il la poignarde et s’enfuit. Ce geste n’a rien résolu et ne change rien au destin d’Annina ; vouée à une mort prochaine par l’aggravation brutale de son état de santé elle a décidé de prononcer ses vœux. Une dernière entrevue avec le fugitif, ménagée par son directeur spirituel, sera vaine. Elle expire en devenant l’épouse du Christ.
Ce résumé donne-t-il une idée fidèle de l’œuvre ? A la représentation l’intelligence et l’élégance du livret s’imposent lumineusement. Il touche à tant de thèmes – le mysticisme, la religiosité, la superstition, le poids des dogmes collectifs, les stigmates et leur lien avec une réalité surnaturelle, l’immigré divisé entre les valeurs de son terreau et celles de son nouveau milieu, les attachements humains, ceux que la morale autorise et ceux qu’elle réprouve, la bonne foi et l’hypocrisie – sans être exhaustif, qu’ on imagine les dangers de longueurs didactiques ou dogmatiques, surtout si l’on se souvient qu’à l’époque de la création de savantes analyses définissent les concepts d’acculturation et d’aliénation. Gian Carlo Menotti, en librettiste virtuose d’une écriture rapide ou elliptique, qui donne un rythme soutenu incompatible avec d’éventuelles pesanteurs, évite en artiste le piège de l’intellectualisme. Peut-être, comme certains l’ont dit, la crise d’identité qu’il a connue avant la composition de l’opéra l’a-t-elle aidé en lui donnant matière sensible ; mais l’intérêt profond de ces traces autobiographiques est qu’elles témoignent d’une expérience humaine dont l’actualité quotidienne nous dit qu’elle est répandue et souvent bien mal vécue.
Cette actualité du livret, la musique la renforce, non par des échos évocateurs de notre quotidien sonore, mais parce qu’un demi-siècle lui donne le classicisme intemporel qui répugnait à ses détracteurs et que lui déniaient même certains de ses partisans. Ce qui frappe aujourd’hui, ce n’est pas l’originalité que Menotti n’a jamais revendiquée, mais l’équilibre de l’inspiration et d’une culture musicale qui reconnaît sans gêne ses admirations. C’est une composition raisonnée, jusque dans son lyrisme, qui touche parce qu’exactement approprié et ne versant jamais dans l’excès. Certains trouveront cela trop sage. Nous y entendons les choix d’un honnête homme, au sens du XVII° siècle, qui n’épargne aucun des moyens propres à traiter son sujet. Des chœurs nombreux, pour une foule personnage collectif, pour les visions croisées d’un même événement, pour les hymnes, avec les formes musicales adéquates, et ici où là une réminiscence de Boris ou de Tosca. Des airs à la limite du parlé, des ariosos, de grands airs, des duos, des ensembles, des vagues symphoniques qui évoquent les fonds sonores des films, des pastiches folkloriques, et toujours la même clarté d’exposition, si bien que la rapidité dans les changements de ton ne nuit ni à la lisibilité ni à l’émotion.
Sans doute ces qualités de l’œuvre sont-elles sensibles grâce à la représentation. Le spectacle offre un décor unique conçu par Jamie Vartan qui regroupe assez bien ce que prévoyait le livret. En fond la rue, avec ses feux de signalisation, la grille d’accès au métro et les échelles d’évacuation d’immeubles dont les étages supérieurs disparaissent. A l’avant, un espace entre deux résidences forme une placette qui sert d’abord de cadre à l’exhibition du vendredi, puis au mariage de Carmela et Salvatore, enfin à la cérémonie des vœux d’Annina. Des accessoires rapidement installés et enlevés de même complètent le dispositif. Les costumes de Katia Duflot recréent l’univers des années cinquante de façon séduisante et pertinente ; en effet l’adoption par la majorité des femmes des derniers modèles de la mode américaine remet en question leur refus supposé de l’intégration, et permet en outre de s’interroger sur les notions d’apparence et d’identité. Les éclairages de Simon Corder sont toujours fonctionnels et créent l’atmosphère dramatique appropriée pour les « Passions » du premier et du troisième acte.
Ces visions – le Christ mort dont Annina vient de revivre la Passion et Annina qui vient d’expirer – sont sorties de l’imagination de Stephen Medcalf, le metteur en scène. Elles donnent une force indéniable à deux moments dramatiques, et de façon générale on louera le travail qui traite clairement les scènes et les rapports entre les personnages ainsi que les différents épisodes où la foule est présente. Un bémol cependant : la mort de la maîtresse de Miche. Desideria saisit une bouteille qu’elle brise pour en menacer Michele ; il lutte avec elle pour la désarmer et elle meurt la gorge tranchée. Le meurtre évident et indiscutable prévu par Menotti tend vers la suite malheureuse de la légitime défens. Certes, Desideria l’a chauffé à blanc en l’accusant d’inceste, mais le parti pris atténue sa responsabilité. En vertu de quel impératif ? Sempiternel problème de l’arbitraire du metteur en scène.
Dans la fosse Jonathan Webb conduit avec rigueur un orchestre docile qui semble prendre plaisir à visiter une partition archivée depuis 1970. L’équilibre sonore est particulièrement réussi ; la netteté et la justesse rythmique impecable et les accents lyriques ont l’intensité vibrante et mesurée propre au compositeur. On applaudirait avec joie les chœurs, aux prises avec des exigences nombreuses et redoutables, sans des dissonances qui pour être brèves n’en étaient pas moins fâcheuses. En revanche on se plait à souligner la bonne tenue générale des solistes.
Malgré la brièveté de leurs interventions la soprano Eduarda Melo et le ténor Kevin Amiel se font remarquer. Le Salvatore de Marc Scoffoni est plutôt discret, mais le personnage est peu étoffé. Beau trio avec Juliette Galstian, Sandrine Eyglier et Pascale Beaudin, respectivement la maternelle Assunta, la néophyte Maria Corona et Carmela la jeune épousée, qui partageait autrefois elle aussi le rêve du couvent. Légèrement problématique la Desideria de Giuseppina Piunti, éprouvée par certains graves et très attentive à trouver ses marques dans la fosse. Tout à la fois autoritaire, bienveillant et noble Dimitry Ulyanov campe un Don Marco de premier plan. Michele trouve en Attila Kiss, un ténor d’origine hongroise et roumaine dont la vaillance vient à bout des écarts par lesquels s’expriment les sentiments exaltés et le tempérament coléreux de Michele, et dont la composition scénique est convaincante. Karen Vourc’h, enfin, déploie dans le rôle de la Sainte toutes les ressources d’une voix riche, ample et lyrique, parfaitement sûre, avec la conviction et la justesse dramatique qui font de sa composition un grand moment théâtral et musical.
Félicitons donc la direction de l’Opéra de Marseille d’avoir une fois de plus rendu justice à un compositeur trop souvent réduit à deux titres et dont La Sainte de Bleecker Street prouve l’importance comme créateur témoin de son temps. Que cette production soit reprise serait une excellente chose !