Un mois jour pour jour après son triomphal Voyage d’Hiver au Théâtre des Champs-Elysées, Jonas Kaufmann foule pour la première fois les planches vénérables de l’Opéra Royal de Versailles, dans le cadre d’une petite tournée européenne, débutée quelques jours plus tôt à Vienne, et qui se poursuivra à Baden-Baden, au Luxembourg et à Athènes. Une tournée de l’Orchestre de Chambre Vienne-Berlin en premier lieu, les Chants d’un compagnon errant de Gustav Mahler ne durant pas plus d’une petite vingtaine de minutes ; mais comme Kaufmann remplirait les salles même en reprenant de vieux succès d’Annie Cordy, ses admiratrices émoustillées ont fait le chemin, au bras de leurs époux résignés. Nous les comprenons d’autant mieux que le romantisme crépusculaire qui baigne encore ces pages de jeunesse semble fait pour la voix sombre et les harmoniques ombrageuses du ténor. Noir, barytonant parfois, le timbre l’est – c’est en tout cas ainsi qu’on le décrit le plus souvent. « Wenn mein Schatz Hochzeit macht » confirme l’a priori, et même le plus printanier « Ging heut morgen übers Feld » s’en trouve grevé d’un poids et d’une gravité inhabituels. Mais cette noirceur brille, ce soir, d’un éclat singulier : c’est d’abord celui des mots, dont on ne perd pas une syllabe, et qui se trouvent parés de lumières changeantes. C’est ensuite l’instinct avec lequel Kaufmann s’adapte d’emblée à l’intimité des lieux, et à l’effectif réduit qui l’accompagne. Dans cet écrin, il ose tout : une expressivité profondément intériorisée, des nuances encore plus subtiles qu’à l’accoutumée, des allègements de texture extraordinaires, qui prêtent à la voix des reflets solaires qu’on ne lui soupçonnait pas toujours.
Le succès revient donc autant à Kaufmann qu’aux instrumentistes : les musiciens regroupés au sein du Kammerorchester Wien-Berlin sous la direction du violoniste Rainer Honeck (frère de Manfred) sont issus des Orchestres Philharmoniques de Vienne et de Berlin, ce qui veut tout dire. La 10e Symphonie pour cordes de Mendelssohn, virtuose et savante, révèle déjà la rigueur et la cohérence de leur jeu, le Sextuor de Capriccio soulignant quant à lui la qualité des individualités en présence. La Nuit Transfigurée est également de ces pièces qui semblent écrites pour une pluralité de solistes davantage que pour un orchestre ; la formation s’y plonge avec délices, se joue des difficultés accumulées, tout au long de la partition, par un Schoenberg encore jeune mais déjà aguerri et ambitieux, et subjugue par sa puissance et par sa beauté, dans cette œuvre de l’extase où le Wagner de Tristan et Isolde n’est jamais bien loin.
Extase, Tristan et Isolde, Wagner : les trois se conjuguent lorsque Jonas Kaufmann, qui a assisté depuis la salle à la deuxième partie du concert, remonte sur scène interpréter le « Träume » conclusif des Wesendonck-Lieder, dont il a déjà montré au disque toutes les affinités qu’on pouvait lui trouver avec une voix d’homme. Triomphe oblige, « Zueignung » vient conclure, en bonne et due forme, cette étonnante soirée où la Vienne-fin-de-siècle s’est délocalisée à Versailles.