Stephen Sondheim, compositeur et parolier américain, exceptionnel homme de théâtre et de musique avant tout, va fêter ses 80 ans. Paris vient de lui offrir un bel anniversaire! Il a fait le voyage, ce 15 février 2010, pour assister à la création au Châtelet de l’un de ses plus beaux chefs d’œuvre, que Broadway vient aussi de reprendre à New York. Le théâtre, debout, l’a acclamé au salut final. Belle revanche sur une ville qui l’ignorait encore, il y a peu, et qui lui rend ainsi hommage. Merci le Châtelet !
Soirée très parisienne que cette première. Le ban et l’arrière-ban s’y pressent. On chuchote que le compositeur est là ! Les bien pensants de l’art lyrique tentent de raccrocher les wagons qu’ils ont laissé passer, les fans ne cachent pas leur joie, les commentaires vont bon train sur un compositeur dont deux minutes auparavant on ignorait l’existence (Mieux vaut dénigrer haut et fort dans ces cas-là, c’est plus sûr : « musique trop saccadée, il est meilleur comme parolier ! » Sic ! …et j’en passe!). Le public, au début, cherche ses marques : est-on dans G. B. Shaw ou dans O. Wilde, dans Proust ou Tchekov ? Est-on à l’Opéra ou à la Royal Shakespeare Company ? Et, soudain, dans le théâtre, on retient son souffle, l’attention et l’émotion deviennent palpables. Jusqu’au triomphe final.
L’œuvre a été créée en 1973 à New York et a connu aussitôt un grand succès. Après Company et Follies qui avaient fait beaucoup parler d’eux mais qui avaient dérouté une partie du grand public, Sondheim, avec A Little Night Music, devient un créateur incontournable à Broadway. Cette fois, critique et public sont unanimes. Et pourtant, comme dans toutes ses œuvres, Dieu sait s’il sait brouiller les pistes, s’il aime étourdir son public dans les dédales qu’il prend un malin plaisir à dessiner. L’œuvre, au début, a toutes les allures d’un hommage à la grande opérette viennoise. N’est-on pas dans la valse en permanence ? Mais voilà ! Cette valse devient obsessionnelle et ses variations font tourner la tête autant que ces effluves ravéliennes qui rappellent, dans l’ouverture, cette autre Valse à laquelle il est fait souvent référence (belle chorégraphie de Andrew George). Quelquefois, ce sont simplement des bribes de valses qui nous entêtent et qui nous rappellent les minimalistes américains. Les mots aussi s’entrechoquent dans le livret (« saccadé » ?), à la manière d’un Alfred Jarry, et nous rappellent que l’opérette française avait longtemps fait du fatras littéraire sa marque de fabrique.
La valse qui tourbillonne ici cache donc bien son jeu. Le livret d’Hugh Wheeler est inspiré du film de Bergman Sourires d’une nuit d’été. On est en Suède au début du XXe siècle, dans une sorte de théâtre dans le théâtre (avec, en avant scène, une rampe crue, digne du Boulevard du Crime), lors d’une nuit d’été qui ne tombe jamais et qui distille une sourde angoisse que Sondheim sait chanter mieux que quiconque. La vieille dame, ancienne courtisane flétrie par tant d’amours ratées, annonce que, dans sa propriété, où plusieurs couples, faits et défaits, vont se côtoyer, la nuit sourira trois fois : pour les jeunes, les fous et pour ceux dont l’âge ne se dit plus. La vieille dame, c’est la mythique Leslie Caron, qui, à son entrée en scène, est accueillie par une salve d’applaudissements. Et elle est chez elle dans ce rôle. Tant pis si elle s’égare dans son texte, elle n’en est que plus touchante. Les couples se retrouveront, comme dans l’aube athénienne de Shakespeare, et la vieille dame s’éteindra doucement. Le rideau tombera lui aussi lentement sur cette douce solitude : ce sera enfin la sérénité d’un vrai crépuscule.
Mais rien ici de mélodramatique. L’humour vient toujours à point pour étrangler le pathos. De plus, Sondheim a pris soin de faire commenter l’action, en une sorte de clin d’œil amusé à la distanciation brechtienne, par un quintette vocal, interprété par des chanteurs d’opéra aux techniques et aux timbres remarquables qui sont aussi des personnages du drame. Il invoque même Brahms en donnant à ce quintette le nom de « Liebeslieder ». Ce n’est pas anodin. Dans les Liebeslieder Walzer brahmsiens, le quatuor vocal chante des valses aux amoureux, les conseillent ou les raillent comme dans A Little Night Music. Il ne manque au cycle que l’intrigue et le théâtre. Nul doute que Sondheim y a songé. Ainsi, aux Lieder Wie des Abends schöne Röte et O die Frauen de Brahms, par exemple, Sondheim répond par The sun won’t set et In praise of Women! On l’a compris : en humaniste cultivé, Stephen Sondheim peuple sa nuit d’été de tous ces miroirs dans lesquels nous nous contemplons en permanence.
La mise en scène de Lee Blakeley en rend tout le merveilleux avec la même intelligence, par un long cheminement, de la nuit la plus sombre qui débute par ce quintette très opératique, jusqu’aux prémices d’une d’aurore boréale, aux feux de laquelle on peut se brûler. La première partie se déroule dans la pénombre des théâtres ou des lourdes tentures des demeures bourgeoises. Puis la toile de fond se lève brusquement, à la campagne, sur une lumière qui aveugle soudain : celle de ce crépuscule nordique interminable où les personnages trouveront la clarté nécessaire pour se révéler à eux-mêmes.
Jonathan Stuckhammer dirige l’Orchestre Philharmonique de Radio France avec toute la sensualité et l’ironie requises et les musiciens rendent honneur à cette sublime musique. Les personnages sont superbement campés par des acteurs-chanteurs rompus à ce genre de théâtre musical. Greta Scacchi incarne de manière touchante Désirée Armfeldt, artiste en déshérence en quête d’un amour perdu. C’est une grande actrice mais sa voix chantée peine à s’épanouir. C’est un peu frustrant dans le célèbre « Send in the clowns ». Heureusement, Lambert Wilson, qui a étudié le chant, vient superbement à sa rescousse dans la reprise du thème à la fin de l’ouvrage. Il incarne à merveille l’avocat Egermann et en dessine avec acuité toutes les subtilités. Un grand artiste ! David Curry qui interprète Henrik, son fils, avec justesse et émotion, est un ténor qui se joue sans problèmes de la tessiture du rôle. Rebecca Bottone (Anna) et Nicolas Garret (le Comte) chantent aussi bien qu’ils jouent. Tous les interprètes sont à citer avec une mention pour Petra, la servante, rôle écrit dans la grande tradition de Broadway, où Francesca Jackson se taille un franc succès. Le décor de Rae Smith est superbe, le raffinement des costumes de Jo van Schuppen impressionne et les lumières de Jenny Cane, si importantes, sont justement éblouissantes.
Il faut courir voir ce spectacle. Stephen Sondheim a ses fans et ses détracteurs, on le sait, mais laissez-vous brûler à ce crépuscule. Sa petite musique de nuit vous trottera longtemps dans la tête.