A l’annonce de la participation du Ballet National de Marseille à ces représentations de la version Berlioz de l’Orphée et Eurydice de Gluck nous avions rêvé ingénument d’intermèdes dansés pour une fois à la hauteur de la partition. Nous aurions mieux fait de chercher dans nos archives le compte-rendu par Fabrice Malkani de la création à Saint-Etienne. En fait, entre chœurs invisibles et personnages doublés par des danseurs, c’est le chant qui sert d’intermède à une représentation où la danse envahit tout, de l’ouverture au dernier accord. Le programme de salle est du reste éloquent : en première page sous le titre de l’œuvre le nom du compositeur est absent, n’y figurent que ceux de Frédéric Flamand, metteur en scène et chorégraphe, et de Hans Op de Beeck, scénographe, imagier et costumier. Sont-ils les auteurs des textes qui tentent de justifier les partis pris, comme celui d’une transposition temporelle dans la ville contemporaine ? Verbeux et obscurs, ils procèdent par affirmations plus que par démonstration, et n’éclairent pas plus l’œuvre que leur travail. Sans doute, en béotien, n’avons-nous pas compris bon nombre des intentions et des moyens utilisés, des accessoires scéniques aux écrans, des projections vidéos et des images. Mais leur enchaînement, au demeurant sans faille, ne nous aide pas à entrer dans le drame d’Orphée, qui devient périphérique au lieu d’être central. On aimerait du reste bien savoir ce qu’une personne non préparée a bien pu comprendre au déroulement du spectacle et à la portée de la chorégraphie. Celle-ci nous a semblé très inégale et forcément répétitive. Les passages les plus réussis sont ceux expressément prévus pour être dansés, le ballet des Furies, celui des Ombres heureuses, car la gestuelle ne donne pas l’impression d’arbitraire qu’ailleurs elle fait éprouver souvent, au risque de lasser. Sans aller donc jusqu’à paraphraser Hugo, qui défendait que l’on déposât de la musique le long de ses vers, l’entreprise du chorégraphe nous semble ici phagocyter l’essentiel et celle du scénographe n’en dit rien clairement. On le regrette d’autant plus que l’exécution dansée est admirable de cohésion et de conviction, donnant une image très positive du Ballet National de Marseille.
Heureusement le versant musical et vocal méritait le déplacement. Les musiciens volontaires de l’orchestre de Marseille font fête à Kenneth Montgomery, qu’ils retrouvent avec un plaisir manifeste. Sous la direction de ce maître styliste ils donnent une vie palpitante mais empreinte d’une légère retenue sonore à l’instrumentation que Berlioz avait voulu « rendre absolument telle que Gluck (l’avait) composée. » Seule réserve, la rapidité imprimée par le chef à « J’ai perdu mon Eurydice », où il frôle le rythme de danse que Berlioz redoutait. Comme à Saint-Etienne en 2012, Orphée a le physique élancé et la voix d’ambre de Varduhi Abrahamyan. Peut-être prudente à cause d’une récente indisposition, elle ne nous semble pas se livrer complètement, à moins que sa retenue ne soit liée aux conditions particulières qui la contraignent à tenir compte des danseurs et à se situer par rapport à eux. Néanmoins la couleur, l’étendue, la longueur du souffle sont bien telles que nous les attendions. Mais comme elle évite même les notes tenues que Berlioz regrettait comme des complaisances à Pauline Viardot, son chant semble empreint d’une pudeur qui concentre le sentiment. Adéquation que l’on retrouve chez Ingrid Perruche, émouvante et gracieuse Eurydice, alors que Maïlys de Villoutreys est un Amour expansif et virevoltant. De quoi regretter plus vivement que ces interprètes servent de faire-valoir. En accordant à la danse la prépondérance que les différentes versions de l’opéra de Gluck ne lui donnent pas, le spectacle va à l’encontre de la volonté d’œuvre d’art globalisante voulue par ses concepteurs.