Aussi frustrant qu’il peut être de se présenter à un spectacle déjà commencé, les conditions d’approche et d’écoute de l’œuvre arrivent cependant à en être heureusement magnifiées. C’est le cas pour ce Barbiere di Siviglia découvert dans un lieu mythique s’il en est à Venise, le joli Teatro Malibran. Il ne faudrait jamais programmer un opéra à la sortie de l’aéroport où les retards sont banals et fréquents, mais il était trop tentant de voir cette dernière du Barbier, même incomplète. Après une excitante traversée de la lagune et le plaisir de retrouver la ville aimée et les ruelles étroites qui mènent au petit théâtre, nous voilà installée à l’étage dans une loge de côté pour ne pas déranger, au moment même où Rosine aborde « Una voce poco fa ». Las, la vue restreinte et de biais donne sur un paravent plutôt ringard et la gestuelle de Chiara Amarù paraît excessive et artificielle, jugée à froid. La voix, en revanche, est assurée et pleine, surtout dans le médium, généreuse autant qu’espiègle, idéalement véloce quoique parfois trop sonore de par sa proximité quasi immédiate. La vue plongeante sur la fosse et sur Stefano Rabaglia, le chef, permettent de voir ce dernier articuler – en playback, dieu merci ! – chaque mot prononcé par l’ensemble des chanteurs. Merveilleux souffleur, il est aussi tout à fait à son affaire dans la direction d’une formation équilibrée pour chaque pupitre où l’on se surprend à entendre quelques rares décalages dans une mécanique par ailleurs bien huilée et en mesure.
L’entracte permet de descendre et de s’installer à l’orchestre, bien dans l’axe cette fois et à bonne distance. Le public momentanément un rien dissipé tarde à s’installer à la reprise, sans doute parce que le bar est fermé et que ceux qui souhaitaient se rafraîchir ont dû sortir du théâtre… Mais cette fois, l’angle de vision permet de saisir idéalement les décors de Lauro Crisman. Une série de drapés en carton-pâte donne sur une porte-fenêtre ouvrant sur un balcon. Des tableaux suspendus symétriquement et le reste du mobilier donnent de faux airs de visage de Mae West détourné en appartement surréaliste par Dali. Dès lors, les costumes ultra-conventionnels et la gestique empreinte de tics issus de la Commedia dell’arte prend une autre dimension. La mise en scène de Bepi Morassi oscille d’ailleurs constamment entre classicisme et trouvailles émoustillantes. On se surprend à y voir des correspondances avec le travail d’un Ponnelle sur La Cenerentola, par exemple. De nombreux clins d’œil au cinéma complètent l’inventivité d’un spectacle très réussi au final. Par exemple, quand le comte revient déguisé, il porte le même costume que Basilio. Leur confrontation accidentelle donne lieu à une savoureuse parodie de la scène de rasage du chef-d’œuvre de Max Linder, Sept ans de malheur, dans laquelle un majordome essaie de cacher à son maître le drame du miroir brisé en prenant la place du reflet. Au point culminant de la colère de Bartolo, le jeu d’éclairages crée des ombres dignes du Nosferatu de Murnau. Bien intégrées au propos, ces citations renforcent le comique et la portée de l’œuvre, si besoin en était.
Le plateau vocal est homogène et les ensembles sonnent impeccablement, à l’exception notable de Berta interprétée par une Giovanna Donadini à la voix fatiguée mais encore largement sonore, au point de voler occasionnellement la vedette aux autres, dans une gouaille et une vulgarité assumée qui fait d’elle la gagnante toutes catégories à l’applaudimètre. Maxim Mironov a incontestablement le physique attendu pour Almaviva ; sa diction est satisfaisante, mais il manque de volume, ce qui est vraiment dommage, tant il est convaincant par ailleurs. Omar Montanari est remarquable en Bartolo, surtout pour la clarté et la précision des passages les plus véloces. Ce serait le barbon idéal s’il n’était pas aussi séduisant et évidemment juvénile sous le grimage pourtant réussi. Davantage en retrait, Luca dall’Amico offre une « Calunnia » honnête mais sans éclat particulier comme pour le reste de son incarnation de Basilio. Vincenzo Taormina complète avantageusement cette distribution qu’il coiffe effrontément de sa fantaisie ébouriffante. Beaucoup d’abattage et des manières de grande folle le rendent irrésistible en Figaro impayable. Quel dommage d’être arrivée trop tard pour assister à son grand air qui, s’il était de la trempe de ce qui a suivi, a pu être mémorable. Mais il aurait été stupide de se priver de ce Barbier de qualité dans un superbe théâtre – si on en oublie le caractère défraîchi, mais c’est l’affaire d’un coup de peinture – qui a longtemps été le plus important de la ville avant que la Fenice ne le détrône.