Soirée de gala, c’est en ces termes que la finale du Concours de chant Leyla Gencer était annoncée. Dix ans après la disparition de la cantatrice, Istanbul célèbre avec la même ferveur sa mémoire en maintenant, en dépit d’aléas divers, la compétition qu’elle avait voulue. Créé de son vivant, ce concours a couronné des noms devenus fameux, comme Marcello Alvarez, Anita Rachvelishvili ou encore Pretty Yende. Cette neuvième édition, sous le patronage conjoint de l’ IKSV (Fondation d’Istanbul pour la Culture et les Arts), de Borusan Sanat et de l’Accademia de la Scala de Milan, où Leyla Gencer régna après son retrait des scènes, s’est déroulée au Centre des Congrès Lütfi Kirdar d’Istanbul. Sans faire le plein des mille places, la manifestation avait néanmoins attiré un public dense, attentif et passionné, où les jeunes étaient nombreux et qui sut, au moment du palmarès, exprimer son enthousiasme.
Animée avec une sobre énergie par l’acteur Halit Ergenç, personnalité très populaire en particulier à Istanbul, la soirée commence, après un hommage à Leyla Gencer, dont une image trône au-dessus de la scène, par l’exécution de l’ouverture de Guillaume Tell, en mémoire de Rossini pour le cent-cinquantième anniversaire de sa mort. L’orchestre philharmonique de la Fondation Borusan d’Istanbul est placé sous la direction de Pietro Mianiti, violoniste de formation, qui enseigne la direction d’orchestre à l’Accademia de la Scala. Est-ce la jeunesse de la majorité des musiciens qui l’incite à adopter d’abord un tempo qui nous semble bien lent ? En tout cas l’orchestre répond avec justesse et précision, et ces atouts se maintiendront tout au long du concert, quelle que soit la pièce jouée. L’ouverture d’Attila donnée en prélude à la lecture du palmarès confirmera la qualité des instrumentistes, parmi lesquels un nombre important de musiciennes.
Neuf candidats sont parvenus en finale. La Sud-Coréenne So Young Park ne figurera pas au palmarès, et pourtant sa Marguerite, dans l’air des bijoux de Faust, révèle une voix souple, un timbre agréable et une extension suffisante. En outre le français est largement compréhensible et l’interprétation d’une sobriété conforme à l’innocence du personnage. Lui succède Sara Rossini, Italienne qui chante l’air d’entrée d’Amelia « Come in quest’ora bruna » tiré de Simon Boccanegra. L’interprétation est sensible, la voix souple et bien tenue, mais l’expression de la marée interne que le spectacle de la mer éveille chez le personnage manque de force. Pourquoi Chiara Tirotta, dont le rondo d’Angelina tiré de la Cenerentola nous a séduit, n’est-elle pas primée ? La couleur du timbre, la souplesse, la qualité des agilités, celle des vocalises, le choix des ornements, autant d’indices qui indiquaient pourtant une interprète qui chante pour faire de la musique et non un numéro acrobatique.
Leur succède Selin Uzun, dont le « Si, mi chiamano Mimi » est charmant malgré un timbre un peu anonyme, mais dont la voix menue ne passe aussi bien que d’autres, alors que l’orchestre est retenu au maximum. Puis vient le tour de Piotr Buszewski, dans « La donna è mobile ». La voix est claire, assez ferme, les aigus attendus sont là, mais l’interprétation manque de relief, d’accents, d’ironie, et son troisième prix nous laissera perplexe ; selon une confidence d’un membre du jury, c’est la régularité de ses prestations qui le lui aurait valu. En dépit de son nom, Anna Doris Capitelli représente l’Allemagne ; elle remportera le deuxième prix, en présentant la cavatine de Rosine, « Una voce poco fà » dans une interprétation qui a séduit certains collègues mais qui nous a semblé manquer un peu de fraîcheur, tant le souci de composer était perceptible. Le timbre ne nous a pas subjugué mais la voix semble bien homogène.
Ezgi Karakaya brandit le prix que vient de lui remettre Renato Bruson © dr
Les trois derniers chanteurs sont Turcs. Ezgi Karakaya, dès qu’elle entame « O mio Fernando » de la version italienne de La Favorite, révèle un tempérament expressif qui donne à son chant, qui affronte les sauts de registre sans rien perdre de sa fermeté et de son homogénéité, une présence communicative. Elle respire l’exaltation sentimentale de la femme désespérée sans verser dans l’outrance, exercice difficile où excellait Leyla Gencer, donizettienne majeure. C’est fort beau et cela le sera davantage encore quand, après avoir reçu le Premier prix, le prix spécial décerné par l’orchestre et le prix du public, qui avait pu voter pendant la délibération du jury, elle bissera son air. Avant ce moment de triomphe, nous aurons entendu le baryton Faik Mansuroglu dans l’air de Renato « Eri tu che macchiavi quell’anima » tiré de Un ballo in maschera ; l’émission est très contrôlée mais quelques sons viennent dans les joues et surtout une tension peu agréable se perçoit dans la zone aigüe. C’est dommage car les intentions expressives sont justes et il se verra décerner le prix spécial du Programme Jette Parker pour les jeunes artistes du Royal Opera House. Dernier concurrent, le baryton-basse Doğukan Özkan se lance dans « Ombra di mia prosapia » extrait de La Gioconda. Même si l’interprétation nous semble manquer de présence, la couleur de la voix et la justesse des intentions sont notables et il remporte le prix spécial créé par le Deutsch Oper de Berlin, avec un engagement à la clé.
Faut-il le dire ? Le palmarès, où les chanteurs locaux se font la part belle, déchaîne l’enthousiasme. Mais au-delà d’un chauvinisme possible, voire probable, ce sont bien des manifestations d’amour pour une forme d’expression artistique que d’aucuns en Turquie pourraient considérer d’un mauvais œil, comme antipatriotique. Peut-être au fond des ovations adressées à Renato Bruson lors de la remise des prix flottait chez quelques têtes chenues la nostalgie de Leyla Gencer, dont il fut souvent le partenaire. Mais les manifestations de joie les plus bruyantes émanaient des plus jeunes, si attentifs et si présents. N’y a-t-il pas de quoi être optimiste sur l’avenir de l’art lyrique en Turquie ? Leyla Gencer disparue, son œuvre continue. Grâces soient rendues aux fidèles qui la perpétuent, et en particulier au mécénat de la Fondation Borusan pour les arts.