Au soir d’une représentation de Carmen généreusement fêtée par le public tourangeau, Sophie Fournier nous reçoit pour évoquer cette quasi prise de rôle, précédée seulement de deux soirées en alternance et sans réel travail scénique, à Ljubljana en février dernier. Elle nous apparaît semblable à sa Carmen : franche, généreuse, naturelle, passionnée.
Le dialogue est facile autour d’un respect partagé de la musique. Car c’est sur la base d’un travail extrêmement scrupuleux sur la partition (toujours présente à portée de main), au contact de l’irremplaçable Janine Reiss, qu’elle a construit son personnage. Les représentations slovènes lui ont permis de prendre ses marques vocalement, mais c’est à Tours, en collaboration avec ce grand directeur d’acteurs qu’est Gilles Bouillon, qu’est réellement née sa cigarière. Elle est en effet entrée en répétitions sans conception préalable : J’avais travaillé la partition aussi précisément que possible, en me disant : « Beaucoup de gens l’ont fait, chacun a son idée de Carmen. Il ne faut que j’ai ma propre idée du personnage, je dois suivre la mesure à la double-croche près, à fond, et être moi-même . Je suis assez naturelle. De même, elle n’a pas cherché de modèle chez ses consœurs, même si elle avoue un faible pour la cigarière de Teresa Berganza.
Comme Carmen, Sophie Fournier avoue aimer la provocation. Son interprétation est construite sur l’idée de la liberté et sur l’ignorance de la honte : J’avais envie d’être provocante mais surtout pas aguicheuse. Elle ne lui attribue aucun calcul et insiste sur sa spontanéité, ce que souligne une diction extrêmement naturelle. Comme le dit Gilles Bouillon : « sur scène, il faut en permanence vivre quelque chose ». J’étais comme un funambule : on a une idée et on va droit au but. Pour Sophie Fournier, comme pour le metteur en scène, le personnage de Carmen est entièrement défini par la musique de Bizet : Elle est fière, elle se tient bien, elle est Espagnole, elle est sûre d’elle. Les gens qui sont sûrs d’eux n’ont pas besoin de démontrer quoi que ce soit. Pas question dans ces conditions de sacrifier à l’effet : Il y a des Carmen qui veulent montrer à tout prix qu’elles sont sensuelles. C’est d’une grande tristesse théâtralement. Carmen, elle, ne calcule pas. Si on se met à calculer, on tombe dans des clichés de femmes fatales, et les femmes fatales ne sont pas celles qu’on croit en général. Sophie Fournier s’est en revanche beaucoup appuyée dans son travail sur une remarque de Gilles Bouillon : Carmen, c’est un diable ! Peut-être pas un mauvais, même si parfois elle est très dure, lorsqu’elle se moque de Don José notamment. Elle n’est pas victime.
Ayant souvent oscillé dans sa carrière entre rôles de mezzo et de soprano, de Rosina à Blanche de La Force puis de Jenufa à Carmen. Sophie Fournier n’entend pas se laisser cataloguer dans un emploi, mais admet cependant : S’il faut que je choisisse, vraiment, je dirais mezzo. Elle a toutefois conscience que sa versatilité a pu ne pas être toujours un atout, auprès de ceux qui raffolent des catégories. Elle revendique son profil atypique : Je suis d’origine espagnole, j’ai commencé par le théâtre, je suis venue au chant assez tard, je suis entrée au Conservatoire Supérieur de Musique de Paris sans me poser de questions, et accepte de payer le prix de sa singularité. Elle ne retient que les satisfactions : Il y a beaucoup de mezzos qui rêvent de chanter des rôles de soprano, certaines pourraient le faire mais n’osent pas trop. Moi j’ai osé le faire et j’ai adoré. Sophie Fournier affiche une ambition : au jour où sa carrière prendra fin, ne pas avoir de regrets. Ce qui est important, lorsque vous arrêtez, c’est de regarder en arrière, de se dire : « J’ai peut-être fait beaucoup de bêtises, mais j’ai au moins osé faire ce que j’ai senti ». A la limite, tout ce que je pouvais faire, je l’ai fait.
Artiste atypique et musicienne attachante, Sophie Fournier est entrée dans le club des grandes titulaires de Carmen avec une humilité confondante : Qui sommes-nous ? Nous sommes simplement au service de la musique et des spectateurs.
Vincent Deloge