Forum Opéra

Reine Elisabeth 2014 : retour sur un concours à nul autre pareil

arrow_back_iosarrow_forward_ios
Partager sur :
Partager sur facebook
Partager sur twitter
Partager sur linkedin
Partager sur pinterest
Partager sur whatsapp
Partager sur email
Partager sur print
Actualité
5 juin 2014

Infos sur l’œuvre

Détails

« Le niveau est exceptionnel cette année » : familière, la rengaine pourra sembler de bonne guerre dans le chef des organisateurs du concours, mais elle entretient un soupçon de complaisance à l’endroit des commentateurs qui la reprennent. Et pourtant, après avoir suivi les trois précédentes sessions dédiées au chant (2004, 2008 et 2011), nous pouvons affirmer que le niveau moyen des artistes de cette édition 2014 du Concours Reine Elisabeth était, de fait, particulièrement élevé, y compris chez les plus jeunes et non pas seulement chez les Coréens. De là à prétendre que le palmarès nous a totalement comblé, il y a un pas que nous ne franchirons pas : même dans le désordre, nous n’avions pas le tiercé gagnant.

Nous lui devions notre premier éblouissement lors des quarts de finale et Hyesang Park (5e Prix) n’a jamais démérité au fil des épreuves, au contraire, la soprano coréenne s’est révélée la plus accomplie des belcantistes et méritait, à notre estime, de figurer dans le trio de tête aux côtés de Sumi Hwang (1er Prix) et Jodie Devos (2e Prix) dont la consécration, en revanche, allait de soi. Nous demeurons réfractaire à l’art singulier et à la forte personnalité de Sarah Laulan (3e Prix), une vraie bête de scène mais dont la performance vocale nous a semblé nettement moins aboutie que celle d’autres finalistes. Son classement n’a toutefois pas suscité de polémique comme celle déclenchée en 2011 par le 2e Prix du ténor Thomas Blondelle, un interprète qui a aussi le théâtre dans le sang, irrésistible pour les uns, mais terriblement cabotin pour les autres. Seul représentant du sexe dit fort sur le podium, le ténor chinois Yu Shao (4e Prix) n’a pas non plus, loin s’en faut, rallié tous les suffrages et beaucoup l’auraient rétrogradé en faveur de la Suissesse Chiara Skerath (6 e Prix).

L’affluence des candidatures est un autre indice du succès du concours, n’en déplaise à ses détracteurs qui n’ont de cesse de questionner sa réussite, sinon son utilité. Pas moins de 214 DVD ont été visionnés par le jury, 64 concurrents originaires de 26 pays obtenant leur sésame pour les épreuves publiques, parmi lesquels se retrouvaient d’ailleurs 4 musiciennes qui avaient déjà tenté leur chance en 2011. Retenue pour les demi-finales il y a trois ans, Sonia Saric, « future wagnérienne » nous glisse une admiratrice, semble désormais avoir du mal à dompter un soprano surpuissant (et en surrégime), un chant débraillé lui coûtant sa place en demi-finale. En revanche, les Françaises Aude Extrémo (mezzo-soprano) et Camille Schnoor (soprano), de même que la Canadienne Megan Lindsay y ont cette fois accédé, mais sans transformer l’essai. Les Italiens se comptent toujours sur les doigts de la main (2), sans doute parce qu’ils préfèrent les concours spécialisés. Le seul candidat américain sélectionné sur DVD a finalement déclaré forfait et la finale opposa l’Europe (2 Belges, 2 Hongrois, 1 Suissesse, 1 Allemande et 1 Française) à l’Asie (4 Coréens, 1 Chinois).  

Parmi d’inévitables regrets, déplorons l’élimination, dès le premier tour, d’Elisabeth Moussous (Cameroun), ardent soprano au potentiel indéniable et l’un des rares formats dramatiques présents sur la ligne de départ mais dont la caractérisation relativement sommaire (le « Quando m’en vo » de Musetta et le « Mild un leise » d’Isolde) aura sans doute refroidi certains jurés. Néanmoins, deux airs ne suffisent pas toujours pour se forger une opinion et le récital d’environ vingt-cinq minutes défendu en demi-finale peut, à côté de brillantes confirmations, réserver aussi de mauvaises surprises. Le Bach informe du Coréen Junghoon Kim (« Benedictus » de la Messe en si) fut la pire des déconvenues, les plus somptueux moyens, mis à profit pour des portraits autrement habités et justes de Lenski ou d’Egdardo, ne réussissant pas à racheter une telle errance stylistique. Le choix du programme en dit souvent long sur les artistes, immatures ou au contraire parfaitement lucides, mais également sur leurs professeurs ou coachs qui portent quelquefois une toute autre responsabilité.  

© Bruno Vessiez
Les douze lauréats © Bruno Vessiez 

Avant de revenir sur les finales, nous aimerions dissiper l’un ou l’autre malentendu, tenace, qui circule sur le concours.  D’abord, les contre-ténors n’y sont pas victimes d’une forme inavouée d’ostracisme, comme on a encore pu le lire cette année. Le règlement prévoit même quelques aménagements à leur intention et certains se sont déjà retrouvés en demi-finale (Erik Kurmangeliev), voire en finale comme David Dong Qyu Lee (2000), étoile montante applaudie à Versailles comme à Beaune ces dernières années. Mezzo de tessiture mais soprano par la couleur, le Belge Guillaume Houcke a sans doute rebuté le jury par son extrême sophistication et son exotisme chez Liszt (« Oh ! Quand je dors »), les incursions de ses pairs dans ce répertoire (Jochen Kowalski ou David Daniels), suscitant toujours la controverse. Toutefois, nous allons sans aucun doute réentendre parler de cet artiste étonnant dont la douceur du timbre et les pianissimi rappellent les débuts de Philippe Jaroussky. Carlo Vistoli n’a sans doute pas fait les bons choix en défendant le très exigeant, mais peu gratifiant monologue d’Ottone (L’Incoronazione di Poppea) pour enchaîner avec le délicieux « Sweet rose and lily » de Didymus (Theodora) auquel son alto profond et expressif, mais trop sombre ne peut offrir la lumière et la légèreté nécessaires.

Autre grief récurrent et, avouons-le, lassant : Marie-Nicole Lemieux, martèlent à l’envi les esprits chagrins, est la seule star couronnée par le Concours Reine Elisabeth (2000) qui, par contre, a révélé de nombreux violonistes et pianistes de tout premier plan. Voilà qui appelle plusieurs éléments de réponse. D’une part, si le concours fêtait en 2012 son 75e anniversaire, la session consacrée au chant n’a été instituée qu’en 1988, sous l’impulsion de Gérard Mortier et José Van Dam. A ce jour, elle n’a encore été organisée que huit fois, puisque la voix n’a cessé depuis lors d’alterner avec le violon, le piano et même la composition. En d’autres termes, le Reine Elisabeth de Chant est une compétition relativement jeune par rapport à celles qui sont souvent présentées comme ses plus sérieuses rivales, le Cardiff Singer of the World qui aligne déjà seize éditions, et le Concours Operalia qui en est à sa vingtième. En outre, comparons ce qui est comparable : le Reine Elisabeth a longtemps affiché des exigences exorbitantes et s’il a progressivement renoncé à plusieurs d’entre elles – les concurrents ne sont plus obligés de se produire à la fois dans l’opéra, l’oratorio et la mélodie, ils ne doivent plus créer un imposé en demi-finale ni aborder la musique baroque, avec un orchestre spécialisé en finale et un diapason ad hoc, etc. – , il demeure l’un des plus longs et des plus difficiles au monde.

Par ailleurs, Shenyang, Ekaterina Scherbachenko, Valentina Nafornita, Maria Alejandres (Katzavara), Joel Prieto, Julia Novikova, Alexey Kudrya, Stefan Pop, Pretty Yende, René Barbera, Janai Brugger ou Amartuvshin sont-ils à proprement parler de grandes stars internationales ? Ils ont pourtant remporté le Cardiff Singer of the World ou le Concours Operalia au cours des six ou sept dernières années. Les mélomanes et les lecteurs de Forum Opéra reconnaîtront certains noms, car ces lauréats ne sont heureusement pas retombés dans l’oubli, mais ils sont encore loin d’avoir atteint la notoriété de Nina Stemme, Joyce DiDonato, José Cura, Rolando Villazon ou Dmitri Hvorostovsky. La consécration et la médiatisation tiennent aussi à d’innombrables facteurs extramusicaux et les stars n’ont pas le monopole du génie. Ce propos n’a rien d’original et vous paraîtra sans doute frappé au coin du bon sens, mais il ne l’est manifestement pas pour tout le monde, comme le démontrent les jérémiades lues et entendues ici et là. A l’instar d’Aleksey Kudrya, révélation 2009 d’Operalia applaudi depuis au Festival de Pesaro et un peu partout en France ou de Stefan Pop, qui, l’année suivante, partageait le 1er Prix avec avec Sonya Yoncheva et chantait en février, à Monaco, dans l’Elixir d’Amour dirigé par Nathalie Stutzmann, ces artistes font carrière sans nécessairement se produire dans les salles les plus prestigieuses ni sur tous les continents. Ce n’est déjà pas si mal !

Nous pouvons en dire tout autant de Stanislas de Barbeyrac et Clémentine Margaine, Isabelle Druet, Anna Kasyan, Michèle Losier, Hélène Guilmette, Theodora Gheorghiù ou encore Lionel Lhote et Diana Axentii, car nous aurions tort de nous concentrer exclusivement sur celles et ceux qui ont remporté le 1er prix du Concours Reine Elisabeth. En effet, celui-ci ne suffit pas à propulser durablement un chanteur, comme le montrent les trajectoires si dissemblables d’Aga Winska et Werner van Mechelen, respectivement 1er et 9e Prix en 1988, ou le beau parcours de Sunhae Im, pourtant non classée en 2000. Nous l’avons dit, le règlement s’est assoupli et les candidats ont plus de liberté, mais le Reine Eli (pour les intimes), parce qu’il demeure généraliste, entretient une relative ambiguïté, comme s’il n’avait pas renoncé à découvrir le musicien universel, un de ces surdoués qui excellent dans tous les genres. [Bernard Schreuders]

La finale de tous les contrastes … et de tous les dangers

Tailleurs élégants, costumes griffés, ballet de voitures, petits fours, couple royal et hymne national : une soirée d’ouverture des finales au concours Reine Elisabeth, c’est un événement aussi bien social que culturel. Le gratin belge ne manquerait la soirée pour rien au monde. Mais ne soyons pas bégueule, et reconnaissons que, ce soir du 28 mai, la musique était à l’honneur au moins autant que les mondanités.

© Bruno Vessiez
Jodie Devos (2e Prix) félicitée par Maria Bayo © Bruno Vessiez 

C’est la candidate belge Jodie Devos qui avait la lourde tâche d’ouvrir les festivités. On imagine la pression qui pèse sur les fragiles épaules de la soprano de 25 ans, tant le concours est passé au rang de mythe pour toutes les jeunes pousses issues des conservatoires du plat pays. Mais si stress il y a, la chanteuse n’en laisse rien paraître, et elle s’empare de ses airs comme de la scène du Palais des Beaux Arts avec une voracité qui fait plaisir à voir. La barre est d’emblée mise très haut pour les candidats qui suivront, avec une voix ronde et charnue, comme peu de sopranos coloratures peuvent s’en targuer. Aucune dureté, aucune acidité, tout est ouvragé et galbé, un peu à la façon d’une Kathleen Battle de la grande époque. Le poli vocal n’empêche pas l’attention au texte : l’air de La Création de Haydn est dit avec la netteté qu’il faut, et même dans les suraigus de l’air de concert de Mozart (« Vorrei spiegarvi, Oh Dio »), les paroles restent intelligibles. Le public semble captivé par le charme et l’assurance qui émanent de la candidate, et c’est dans une ambiance enthousiaste que Jodie Devos conclut sa prestation avec le « Glitter and be gay » de Leonard Bernstein, qui déclenche une véritable tempête d’ovation, grâce à une maîtrise quasi absolue de l’art de la vocalise.

Difficile de succéder à une artiste aussi accomplie. La Hongroise Emoke Baráth (28 ans) peine à s’imposer. La faute d’abord à une présence physique beaucoup plus discrète, bien que touchante. La voix est aussi d’un type et d’un format très différents : plus lyrique, mais aussi plus petite. Dès l’air de Haendel (« Oh ! Had I Jubal’s lyre », Joshua), on doit tendre l’oreille pour percevoir tout ce que la chanteuse veut faire passer, alors que l’orchestre est en formation quasi chambriste. Les choses s’aggravent avec Schumann (« Verstossen ! Verschlossen aufs neu das Goldportal », Das Paradies und die Peri) et Dvorak (le Chant à la lune de Rusalka) où l’accompagnement pourtant attentif de Roland Boer couvre la malheureuse, nous empêchant de goûter les délices dispensés à pleines mains par les deux compositeurs. Dans l’extrait du Rake’s Progress de Stravinsky (« No word from Tom… »), Emoke Baráth laisse entrevoir quelle magnifique artiste elle pourrait devenir si elle consentait à lâcher davantage la bride, mais c’est trop court et trop tard : l’ennui a déjà terni cette prestation.

La basse hongroise Levente Páll (29 ans) pose un véritable cas de conscience au critique. Un journaliste musical a aussi un rôle de garant vis-à-vis de la partition et il est de son devoir de signaler les notes manquantes, les fautes de texte, les couacs. Mais quel crève-cœur quand ces reproches minorent les mérites d’un artiste aussi attachant que Levente Páll. Voix ample, posée, bien assise, ornementant avec aisance dans un extrait du Messie (« For behold – The people that walked in darkness ») qui restera parmi les meilleurs moments du concours 2014, et un air de Mozart à la fois très impliqué et très propre techniquement (« Madamina, il catalogo è questo »). C’est dans l’air du prince Grémine de Tchaikovsky que les choses deviennent difficiles à juger ; tout ce que la basse nous donne à entendre est sublime : pâte sonore, phrasé, rendu du personnage, montée progressive de la tension. Hélas, les  notes graves de la fin du morceau sont escamotées, et la chanson du Veau d’or de Gounod voit le chanteur s’emmêler les pinceaux dans le texte. On n’aimerait pas être à la place des membres du jury chargés de le noter.

Le lendemain, c’est la seule mezzo admise en finale qui fait l’ouverture : la française Sarah Laulan (29 ans) a séduit pas mal de nos collègues par sa voix corsée et sa gestique très expressive. La simple façon dont elle roule des yeux est déjà tout un programme. Avouons-le d’emblée : nous n’avons pas été conquis par ce qu’elle nous a livré ce jeudi. Toutes les mimiques dont elle s’affuble semblent être une manière de camoufler un matériau vocal relativement pauvre, très exposé dans l’extrait des Chants d’un compagnon errant de Mahler qui débute son programme. La voix est tendue, rêche, sans réserves de puissance. Wagner la montre plus à son avantage, le récit de Waltraute lui permettant d’exposer ses qualités de diseuse (sans doute liées à sa formation d’actrice). Tout ce qui suit va du passable (berceuse de Moussorgski) au catastrophique, avec un Rossini («  Cruda sorte ») émaillé de décalages rythmiques et manquant complètement d’italianità. La Habanera de Carmen est non seulement peu musicale, mais aussi prononcée n’importe comment. Notre voisin de rang néerlandophone, peu au fait de l’histoire de la musique, nous confiera ne pas avoir réalisé que le morceau était en français. La troisième place de la Française restera pour nous un mystère impénétrable.

© Bruno Vessiez
Sarah Laulan (3e Prix) © Bruno Vessiez 

On remonte d’un cran avec la Coréenne Hyesang Park, qui avait été si impressionnante en demi-finale et au premier tour. Elle n’a pas déçu les espoirs placés en elle, se jouant de toutes les difficultés avec aisance et naturel. Elle a parfaitement intégré ce qu’était la vocalité straussienne, mélange de sensualité et de caractère instrumental. La chanteuse doit devenir une sorte de grand violon, aux formes sinueuses, et elle y réussit. Son Bellini (« Care compagne, tenere amici… Sovran il sen la man mi posa ») est un pur bonheur, rappelant plus d’une fois son illustre compatriote Sumi Jo. L’air de Manon (« Profitons bien de la jeunesse ») aurait pu être travaillé davantage sur le plan de la prononciation, mais le personnage de la coquette est bien là. Une Violetta d’anthologie clôt le programme avec panache, la voix s’envolant vers les stratosphères de l’aigu avec un bonheur constant. Les graves sont un peu moins convaincants ; sans doute est-ce là ce qui a coûté à cette magnifique artiste sa place dans le trio de tête.

Daniela Gerstenmeyer a certainement été victime du choix de son programme. Un échantillonnage de ce que la musique classique occidental a produit de plus beau et de plus profond, mais pas de plus drôle : « Piangerò la sorte mia » (Giulio Cesare), Requiem de Brahms, Passion selon saint Jean de Bach, Elias de Mendelssohn. On peut difficilement faire plus austère, et même son second air d’opéra se colore de mélancolie, puisqu’il s’agit du « Ach, Ich fühl’s » de Pamina. On sent le public distant, peu en communion avec l’artiste. Pourtant, que de trésors offerts : la voix est puissante, ample, robuste, parfaitement égale dans tous les registres. Elle dégage une sorte d’émotion piétiste, particulièrement à sa place dans Bach. On est loin des roucoulades de coloratures, mais la candidate est une authentique musicienne et son « Ihr habt nun Traurigkeit » tirerait des larmes à une pierre. Son absence parmi les candidats primés est regrettable, et nous formulons le vœu que ce relatif insuccès ne l’empêchera pas de mener la belle carrière qu’elle mérite. [Dominique Joucken]

Acclamée dès le premier tour, la candidate belgo suisse Chiara Skerath (26 ans) était donnée parmi les favorites et décrochera d’ailleurs le Prix du Public décerné par les médias du nord du pays (Klara, Canvas/Op12 et Cobra.be). Si elle a su se départir, en demi-finale, d’une attitude trop uniment souriante et placide, son passage sur la scène du Palais des Beaux-Arts, le 30 mai, nous laisse une impression mitigée. Plus encore que le programme, un des plus courts présentés cette année, c’est l’interprétation qui nous parait manquer de générosité, d’engagement et de personnalité. Son soprano argenté déploie l’élégance des funambules dans les trois premières Illuminations de Britten où se devine une musicalité raffinée, mais la chanteuse demeure sur son quant-à-soi dans un Requiem de Brahms alangui et distant. Sa vocalité la destine davantage à Mimì, dont elle restitue avec un réel bonheur la candeur émerveillée, signant sa meilleure prestation de la soirée. En revanche, son Chant à la lune (Rusalka) souffre d’un tempo fort lent, l’aigu se resserre au lieu de s’épanouir et entrave l’expression de l’artiste, dont l’épanchement nous semble trop contenu. Affaire de goût, de sensibilité, sans aucun doute éminemment subjective, car une frange significative de l’auditoire réserve une longue ovation à la chanteuse.

Impossible de ne pas nourrir d’emblée quelque appréhension en découvrant, sur papier, le parcours d’obstacles dans lequel Hansung Yoo (29 ans) entend se lancer : quel athlète aguerri oserait relever un tel défi ? Si Bach (Oratorio de Noël) s’apparente à un bref échauffement, honnête mais oubliable, le Coréen épouse la noblesse d’Eletzky (« Y vas lioubliou ») mais la voix, déjà large et magnifiquement timbrée, manque de rondeur et se tend dangereusement avant d’être malmenée par les éclats redoutables d’un Mahler (« Ich hab’ein glühend Messer »), au demeurant fort bien construit, mais qui excède les ressources actuelles du chanteur. Le Valentin de Gounod flatte le métal et cette diction admirable si souvent observée chez tant de chanteurs asiatiques que bien des Européens pourraient prendre en exemple. Cependant, en matière de nuances, le baryton ne semble connaître que celles de la dynamique et après une Chanson à boire (Ravel) plutôt sommaire dont l’ironie involontaire doit lui paraître amère alors qu’il ne cesse de s’hydrater entre deux tours de force, il se fourvoie chez Rossini (« Largo al factotum della città ») qui le trouve emprunté, raide, à court d’imagination et finalement d’aigus. La contre-performance d’un artiste parmi les plus prometteurs de cette session aura mis nos nerfs à rude épreuve – il se doit et nous doit une revanche !

© Bruno Vessiez
Sumi Hwang (1er Prix) © Bruno Vessiez 

Sa Norina (« Quel guardo il cavalière – So anch’io la virtù magica ») sur vitaminée et très dégourdie, jette les soubrettes aux orties et bouscule nos habitudes : ce n’est pas avec elle que Sumi Hwang (28 ans) fera l’unanimité. Par contre, Die Nacthtigall (Berg) jaillit avec une vivacité, une précision et un naturel incroyables. Nous avons à peine le temps de réaliser ce qui vient de se produire que sa Liù nous étreint déjà, avec cette vérité dans l’accent qui procède du vécu, de l’intériorisation et ne se peut feindre. La Coréenne possède un soprano long, enveloppant et scintillant, mais non exempt de fragilité comme en témoigne une fugace solution de continuité dans l’émission – une attaque problématique remarquée à plusieurs reprises en demi-finale – au cœur de l’air de Louise « Depuis le jour »,  ici débordant de sensualité. L’essentiel est ailleurs. Tout coule d’évidence chez cette musicienne dans l’âme, elle habite jusqu’au silence et a développé ce sens de la conduite qui fait si souvent défaut à d’autres concurrents. Au lieu du feu d’artifice ou du grand numéro de théâtre sur lequel beaucoup concluent leur récital, Sumi Hwang préfère la volupté de l’anéantissement et les sublimes adieux de Strauss (Im Abendrot), d’une concentration et d’une justesse exemplaires.

Des trois ténors coréens parvenus en demi-finale, seul Seung Jick Kim, le cadet (23 ans), maîtrisait la diversité des styles abordés et s’exprimait à la première personne avec un vrai sens des affects. Il ouvrait, ce 31 mai, la quatrième et dernière soirée, réputée favorable aux candidats selon les pronostiqueurs – hélas pour lui, seul son rival chinois leur donnera raison. Nous retrouvons chez le Strauss d’Allerseelen la finesse qui nous avait d’abord séduit, mais la verdeur et la précarité des moyens, sinon parfois leur inadéquation, le contraint à se focaliser sur la technique et limite ses ambitions interprétatives : son Rodolfo se révèle tendu et précautionneux (« Che gelida manina »), « Salut, demeure chaste et pure » alenti et poussif comme si l’aigu final (réussi) tétanisait le chanteur, Rachmaninov (« Ne poy, krasavitsa, pri mne ») gagnant enfin en naturel et en pouvoir d’évocation. Nous ne l’attendions pas dans l’« Ingemisco » du Requiem de Verdi, or Seung Jick Kim y abat avec succès sa dernière carte, renouant avec l’inspiration et même une liberté qui transcende les carences de la projection.

Sheva Tehoval, la benjamine des finalistes (23 ans mais de huit mois plus jeune que Seung Jick Kim), aura fait preuve, tout au long du concours, d’une maturité et d’un aplomb renversants. Ajoutez un joli grain de voix quoique presque diaphane, un frais minois, une présence rayonnante et, last but not least, une attention aux mots qui fait mouche, de Schubert à Poulenc – Christoph Prégardien, dont elle suit actuellement l’enseignement à Cologne n’y est probablement pas étranger – , et vous admettrez que l’accueil délirant du public ne peut être mis sur le compte du seul chauvinisme. Norina (« Quel guardo il cavalière – So anch’io la virtù magica ») tombe sans un pli sur son soprano poids plume et si sa Cléopâtre (« Piangerò ») ne nous bouleverse pas davantage que celle de Daniela Gerstenmeyer, elle atteste déjà d’une excellente maîtrise du vocabulaire belcantiste. Elle ne nous fera bien sûr pas oublier Gundula Janowitz ou Renée Fleming ni même, pour rester dans la compétition, le timbre, d’une tout autre richesse que le sien, d’Emoke Baráth, mais sa Rusalka vibrante et lumineuse nous touche. Par contre, l’organe de Sheva Tehoval manque par trop de substance et d’ampleur pour aborder Juliette (« Ah je veux vivre ») comme d’assises pour une Rosina aux traits virtuoses peu assurés (« Una voce poco fà »).

Avec Yu Shao (29 ans), la grâce se décline au masculin, du moins pour celles et ceux sur qui son charme opère. Non pas qu’il s’agisse d’un ténor di grazia, au sens strict du terme : il n’en présente ni la flexibilité ni l’aisance dans le suraigu. Par contre, la sensibilité délicate de cet élève de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth s’accorde avec une voix légère et très claire, un accord précieux car il ne va pas toujours de soi. Malgré d’indéniables affinités avec la mélodie et le lied (Les Nuits d’été et Stille Tränen en demi-finale), il se concentre sur l’opéra après un extrait, flatteur pour l’instrument et d’autant plus apéritif, de La Création. Quelques problèmes d’intonation trahissent la fragilité d’une émission parfois encore instable et qui explique sans doute aussi, en partie, le manque d’assurance du chanteur comme le peu d’ardeur de son Fenton (« Horch, die Lerche singt im Hain », Nicolai) ainsi qu’un Pamino fort prudent, voire traînant quand nous attendons aisance et fluidité. De belles intentions émaillent « Kuda, kuda », que nous avons connu moins subtil mais aussi plus vigoureux et lyrique. « Lisse », « contemplatif », « monotone », les critiques fusent et la déception est palpable chez bien des spectateurs. Tout le monde ne goûte pas les suavités de Yu Shao et son quatrième Prix suscitera son lot de protestations. [Bernard Schreuders]

Commentaires

VOUS AIMEZ NOUS LIRE… SOUTENEZ-NOUS

Vous pouvez nous aider à garder un contenu de qualité et à nous développer. Partagez notre site et n’hésitez pas à faire un don.
Quel que soit le montant que vous donnez, nous vous remercions énormément et nous considérons cela comme un réel encouragement à poursuivre notre démarche.

Infos sur l’œuvre

Détails

Nos derniers podcasts

Nos derniers swags

This be her Verse, par Golda Schultz et Jonathan Ware

La parole aux femmes
CDSWAG

Le Bourgeois Gentilhomme

Un gentilhomme en fête
CDSWAG

Debussy La Damoiselle élue

Lignes claires
CDSWAG

Les dernières interviews

Stanislas de Barbeyrac : « Il y aura peut-être un jour Tristan, si je suis sage »

Interview

Questionnaire de Proust – Sophie Koch : « Christian Thielemann compte beaucoup pour moi »

Interview

Sophie Koch : « Aborder Isolde, c’est être devant l’Everest »

Interview

Les derniers dossiers

Questionnaire de Proust

Dossier

Les grands entretiens de Charles Sigel

Dossier

Philippe Boesmans (1936 – 2022)

Dossier

Zapping

Vous pourriez être intéressé par :

Se réinventer ou mourir : l’opéra face à son destin

Actualité

Saison 2023-24 : les programmes

Les programmes 2023-24 des principales institutions lyriques de France, d’Europe et au-delà
Actualité

Stanislas de Barbeyrac : « Il y aura peut-être un jour Tristan, si je suis sage »

Interview

Questionnaire de Proust – Sophie Koch : « Christian Thielemann compte beaucoup pour moi »

Interview