Comme si la nouvelle vague pandémique et son lot de consignes sanitaires ne suffisaient pas, les maux de l’hiver viennent contrarier à Liège la première d’Otello de Rossini. Dans une salle ridiculement limitée à 200 places, Sergey Romanovsky, souffrant, doit se contenter de mimer le rôle-titre, après un air d’entrée en forme de chemin de croix, moins chanté que marqué. Appelée immédiatement à la rescousse et installée face à un pupitre dans un coin de la scène, sa doublure Anton Rositskiy sauve la représentation du naufrage. Avec Arnold (Guillaume Tell), Raoul (Les Huguenots) ou encore Eléazar (La Juive) à son répertoire, ce ténor d’origine russe a de la bravoure à revendre. La voix ne possède ni la couleur sombre, ni l’éclat farouche que l’on associe d’habitude à Otello mais la partition est assumée dans ses notes extrêmes comme dans ses roulades et ses sauts périlleux. Des conditions scéniques moins hasardeuses lui auraient-elles permis de s’imposer davantage ? Elles auraient sûrement suscité l’excitation que l’on est droit d’attendre d’un opéra dont chaque duo peut devenir duel lorsqu’il est confié à de forts tempéraments capables d’en transcender les impératifs techniques.
Las, la guerre des ténors n’aura pas lieu. La perfidie de Iago trouve Giulio Pelligra non à court de vélocité ou de notes tranchantes mais privé par la situation de réelles opportunités dramatiques. Rompu à l’exercice rossinien, Maxime Mironov règne en maître sur une scène désertée par ses adversaires. Rodrigo est parfois acculé dans les cordes paradoxales d’une écriture à la fois tendre et violente. La pointe de l’aigu apparaît émoussée, son tir un peu bas mais l’agilité est imparable, l’émission égale et la distinction souveraine. Voilà un prétendant amoureux dont nul ne peut mettre en doute les origines patriciennes, conformément aux enjeux d’un livret préoccupé de convention sociale autant que de sentiments.
© J. Berger – Opéra Royal de Wallonie-Liège
Cette évidence scénique est à porter au crédit d’Emilio Sagi. Le respect scrupuleux de l’intrigue, soit ; l’esthétisme de l’approche, sa transposition dans les années 1920 avec ses costumes élégants, son décor unique aux tonalités de grisaille articulé sur deux niveaux par un large escalier, certes ; mais avant tout la manière dont les personnages sont extraits de leur gangue fictive pour devenir êtres de chair et de sang dont le sort tragique ne laisse pas indifférent.
Le mérite en revient aussi à Rossini qui, en résidence à Naples, use des moyens superlatifs mis à sa disposition pour rivaliser d’inventivité. Aujourd’hui encore l’acte 3 d’Otello reste d’une modernité suffocante. L’orchestre en surmonte la virtuosité tandis que Maurizio Benini, d’une baguette alerte, en surligne les audaces – les accords dissonants et angoissés après l’assassinat de Desdemona, par exemple, comme un avant-goût des gémissements de la contrebasse dans la Salomé straussienne. Masqué, le chœur pâtit de l’inévitable respect des gestes barrières.
Quoi d’autre ? Lucia Dell’Amico que l’on suppose souffrant lui aussi tant son Emilio paraît à la peine ; Julie Bailly qui d’un chant assuré parvient à sortir de l’anonymat le rôle d’Emilia d’habitude secondaire et, le meilleur pour la fin, Salomé Jicia, Desdemona admirable moins dans l’élégiaque Chanson du saule qui voudrait une ligne mieux contrôlée, que dans l’ampleur du geste vocal, dans les coloratures di forza et dans un engagement jusqu’au-boutiste qui place la soprano parmi les rares héritières aujourd’hui d’Isabella Colbran, l’égérie de Rossini.
Diffusion jeudi 23 décembre en direct sur France.tv-Culturebox* avec – souhaitons-le – un ténor rétabli (ou intégralement remplacé) pour une représentation mieux équilibrée.
* Cette diffusion a été finalement annulée (cf. brève du 21/12/21)