Rencontre avec la soprano russe qui s’apprête à interpréter le rôle de Rosina dans Il barbiere di Siviglia aux Chorégies d’Orange les 31 juillet et 4 août.
Votre calendrier était bien rempli cette année. Comment gérez-vous cette vie ?
Cette saison n’était pas si difficile comparée à la précédente. Depuis septembre, j’ai chanté dans trois Traviata à Berlin, quatre à Vienne, des concerts et deux prises de rôles. Il faut comprendre que c’est notre vie de chanteur, il suffit d’être bien organisé. Nous sommes tous différents face à la charge vocale : certains ne peuvent pas chanter tous les jours alors que d’autres en ont besoin. C’est un travail musculaire comparable à celui d’un athlète. Evidemment, lorsque la fatigue se fait sentir, il faut se reposer et prendre soin de soi. Il existe aussi des médicaments, des médecines douces comme l’homéopathie, ou des recettes de grands-mères telles que les décoctions de camomille. Pour ma part, j’essaie de trouver un équilibre. Si vous tombez malade, c’est souvent psychosomatique, lié au stress. Il faut se connaître. Aussi, j’ai récemment changé d’agence car je n’étais pas vraiment satisfaite de l’organisation de mon planning qui était d’ailleurs trop chargé.
La saison prochaine sera alors moins chargée ?
J’ai une tournée en Chine, au Japon et en Corée en septembre et octobre. Ensuite je vais à Baden Baden pour Les Contes d’Hoffman où je chante les trois rôles, nous sommes en pourparlers concernant la version avec Marc Minkowski. Je m’attendais à quelque chose de plus compliqué lors de ma prise de rôle à Monte-Carlo mais en fait il y a assez peu de chant, il s’agit surtout de parvenir à passer d’une personnage à un autre. Je vais aussi chanter Lucia et Donna Anna à Vienne dans de nouvelles productions. Il y aura aussi Les pêcheurs de Perles à Pékin dans une production de Berlin. En avril, je serai à Liège pour ma prise de rôle en Anna Bolena.
Autre prise de rôle imminente : Rosina …
J’ai été formée à Pesaro et Rossini a écrit ce rôle pour mezzo-soprano. Je l’ai refusé de nombreuses fois en pensant que ce n’était pas pour ma voix mais aujourd’hui je m’en sens capable. Je vais prendre beaucoup de plaisir à chanter ce rôle avec mes collègues. La saison prochaine je ne chanterai pas de rôle rossinien. Dans deux ans je chanterai dans Guillaume Tell et dans Moïse in Egitto, deux prises de rôles pour moi.
Vous avez enregistré un album d’airs d’opéras russes, salué par la critique. Pourquoi ne vous voit-on pas sur scène dans ce répertoire ?
Personne ne fait plus d’opéra russe dans le monde ! Mon premier opéra russe était Le Rossignol de Stravinsky. Je chantais peu (vingt-cinq minutes environ) mais la musique est magnifique. Robert Lepage avait réalisé un travail scénographique remarquable. Le second opéra russe dans lequel j’ai chanté était La Fiancée du Tsar. Je ne voulais pas du tout chanter dans cet opéra parce que lorsque j’étais mezzo-soprano, je chantais le rôle de Lubacha, un rôle sombre, et ça me plaisait ! On a de la compassion pour les personnages méchants. Là, je devais interpréter le rôle de Marfa, une jeune fille innocente qui meurt empoisonnée. Je n’étais pas vraiment emballée mais c’était une production de Tcherniakov avec Barenboim et j’ai finalement accepté. Tcherniakov met en scène beaucoup d’opéras russes avec brio. Lorsqu’il a fait sa Iolanta à Paris, il m’avait proposé le rôle mais je ne pouvais pas à ce moment-là et l’orchestration est trop lourde pour moi. Il m’avait aussi proposé le rôle dans La Fille des neiges mais je n’étais pas disponible à cette période. On se retrouvera dans trois ans, pour Mazeppa de Tchaïkovsky. Je n’ai jamais chanté dans un opéra de ce compositeur jusqu’à présent. J’adore La Dame de pique mais le rôle de Lisa est écrit pour une soprano lirico-spinto. Je vais devoir patienter un peu (rires). Les opéras de Rachmaninov sont également sublimes. C’est un compositeur très intéressant parce qu’il composait ses opéras au piano contrairement à Rimsky-Korsakov par exemple, qui composait directement pour l’orchestre. C’est pour cette raison que je prends beaucoup de plaisir à chanter des airs de Rachmaninov en récital avec piano. Faute d’opéra en version intégrale sur scène, je reprends le répertoire russe dans mes récitals, en particulier l’air de Lyudmilia qui est magnifique mais l’œuvre dure plus de quatre heures et il est rare que les maisons d’opéras la programment.
Comment imaginez-vous l’opéra dans les années futures ?
Je ne pense pas que l’on assiste à un changement drastique de cet art dans les prochaines années. Il est nécessaire de le diffuser davantage à la télévision car il est important de s’ouvrir à des auditeurs peut-être plus habitués à la musique pop ou a d’autres styles musicaux. Certains chanteurs mélangent les genres, un choix souvent motivé par l’appât du gain… En Russie, on a l’exemple du ténor Nikolaï Baskov (il me semble qu’il a chanté au Bolshoï) qui est devenu uniquement chanteur de pop.
Et concernant le public, souvent qualifié d’âgé ?
Regardez-vous, vous êtes jeune ! (rires). Il faut comprendre que l’opéra il y a plus de cent ans, sans la télévision, c’était comme la musique pop aujourd’hui : une distraction populaire qui n’avait rien de très sérieux. C’est pour ça que j’insiste sur l’importance de la télévision comme moyen de promouvoir cet art. Il faut également inviter davantage les écoles à l’opéra pour assister à une représentation en live. C’est unique, l’énergie est différente dans un opéra à l’italienne que dans son salon derrière son écran. A partir de là, chacun a le choix d’aimer ou pas. A la Philharmonie de Berlin ils ont développé des programmes très intéressants pour les écoles. Cette offre culturelle devrait être dans les mesures gouvernementales. Si les enfants aiment ça, ils vont développer une certaine curiosité pour cette forme de musique et constitueront le public de demain.
Quel est votre point de vue concernant #metoo ?
La nature humaine fait que si vous avez du pouvoir, vous allez l’utiliser. Il faut comprendre que coucher avec un chef d’orchestre pour réussir ne vous servira pas : vous serez détesté par vos collègues et dans le milieu. Je connais des noms, j’ai des exemples de personnes qui ont essayé. Ce n’est pas la bonne façon pour faire sa place dans ce monde. Si des hommes puissants vous font des avances, c’est votre choix d’accepter ou non. J’ai été très chanceuse mais je n’ai jamais envisagé cela. Après, il y a une différence entre avoir ce choix et être violée ou agressée sexuellement. La frontière est parfois ténue.
Vous partagez donc les allégations d’Anna Netrebko selon lesquelles ce genre de chose n’arrive pas si vous n’en avez pas envie ?
Anna Netrebko a été très critiquée pour ses propos qui étaient maladroits. Encore une fois, il faut bien distinguer les situations où la femme a le choix et les agressions à caractère sexuel. En ce qui me concerne, je n’ai jamais été dans cette situation. Personne n’a jamais essayé, peut-être est-ce par mon attitude ? Les gens comprennent vite si vous êtes réceptif à leurs avances ou pas. En fait, c’est très personnel, ça dépend de chacun. Je comprends très bien que si ça vous arrive en étant jeune, dans notre société, ce n’est pas le genre de chose dont vous allez parler d’autant plus si ces événements ont eu lieu dans le passé, quand la parole n’était pas encore libérée. Grâce au mouvement me too, les gens sortent du silence et cela améliore les choses et change les mentalités. En espérant que ces messieurs y pensent désormais à deux fois avant de tenter quelque chose…
Propos recueillis et traduits de l’anglais le 13 mai 2018