Jacques Offenbach a traversé un siècle d’intense foisonnement musical. Pour se faire une place au soleil, il lui a fallu jouer des coudes au milieu de la concurrence. Héritier de la tradition française de l’opéra-comique qu’il admire profondément (certains voient d’ailleurs en lui un « nouvel Auber »), influencé aussi par le style bouffe italien, il est le créateur d’un genre nouveau qui fera florès et qui générera une myriade de concurrents. Dès lors, la vie du compositeur a oscillé, comme pour beaucoup mais peut-être davantage que d’autres, entre modèles et inspirateurs, adversaires voire ennemis, soutiens et disciples. On sait par cœur combien Offenbach, plus ou moins affectueusement et plus ou moins révérencieusement, pastichera les partitions de nombreux compositeurs dans les siennes, parfois jusqu’en les citant strictement (« J’ai perdu mon Eurydice » de Gluck repris et déformé dans son Orphée aux Enfers ; ou encore le trio patriotique de la Belle Hélène calqué sur un air du Guillaume Tell de Rossini). Il faut ajouter à ces clins d’œil qui peuplent toute ses œuvres lyriques, les transcriptions nombreuses qu’Offenbach a écrites dans sa jeunesse pour le violoncelle. On côtoie ainsi pèle–mêle Gluck, Auber, Bellini, Rossini, Donizetti, Félicien David, Gottschalk, Schubert, Beethoven, Meyerbeer, Grétry, Weber, Boieldieu, Gounod et tant d’autres. Nous nous pencherons plutôt en quelques épisodes durant cette année du bicentenaire sur les relations, les influences ou les interactions entre Offenbach et ses confrères, passés, présents et même postérieurs.
Jacques Offenbach – Photographie par Nadar, vers 1850
1er épisode : Des modèles sacrés et de sacrés soutiens
Comme pour tout créateur, tout commence chez Offenbach par des modèles, inconscients ou revendiqués. Le premier d’entre eux, c’est son père, Isaac Erbst, qui prend le nom de sa ville natale, Offenbach sur le Main, en 1808. Isaac tente d’améliorer la vie assez misérable de son ménage en jouant du violon dans les tavernes et en étant surtout chantre de la synagogue de Deutz, où il réside près de Cologne. Il compose donc de nombreux chants religieux de bonne renommée, et même un petit opéra, Le menuisier dans son atelier. Jacob Offenbach grandit donc dans un milieu où la musique est omniprésente. Son père l’enseigne à ses huit enfants (deux sont morts en bas âge) selon des modèles qui n’ont rien d’exceptionnels à l’époque : Mozart et Weber.
Offenbach vouera d’ailleurs toujours un véritable culte pour le premier, dont il montera le rare Schauspieldirektor, qui deviendra L’ Impresario, dans son théâtre en 1856. Dans ses articles comme dans sa correspondance, Offenbach parlera toujours avec révérence de Mozart et se récriera avec indignation lorsque certains l’accuseront de chercher à monter un nouveau Don Juan de sa composition, idée qu’il considère presque comme un sacrilège. On n’a pas de peine à deviner qu’il se cache derrière Rossini lorsqu’il rappelle, dans un article sévère paru en 1870 sur Wagner et à propos duquel nous reviendrons, que lorsqu’on interrogeait Rossini sur Beethoven, il répondait « C’est le premier de tous les musiciens ». Et lorsqu’on ajoutait : « Et Mozart ? », Rossini répondait « C’est le seul »…
Quant à Weber, gare à qui « ne craint pas de perfectionner les chefs-d’œuvre à coups de ciseaux sacrilèges, pour les mettre à la portée de tous les crétinismes », écrit-il en 1855 à propos des modifications apportées par Castil-Blaze, « grand dérangeur musical » à la partition du Freischütz. Offenbach exprime ici, tout comme Berlioz et à peu près dans les mêmes termes toute l’admiration qu’évoque chez lui le nom de Weber et son œuvre la plus emblématique et par conséquent le rejet de tout charcutage de ses partitions.
Lorsqu’en 1833 Isaac décide d’envoyer Jacques, 14 ans, et son frère aîné Julius, 18 ans, renforcer leur formation à Paris, son objectif est très simple : entrer au très renommé mais très difficile Conservatoire, dirigé d’une main de fer depuis 11 ans par le non moins difficile Luigi Cherubini. C’est la première rencontre d’Offenbach avec un monument de l’art musical. Isaac, qui a sollicité et obtenu un entretien, parvient à convaincre le vieux directeur grâce à une audition express. Cherubini est frappé par la virtuosité de Jacques, qui joue du violoncelle depuis ses 10 ans, et l’admet, bien qu’il ne fût pas français. Cherubini, généralement impitoyable, restera bienveillant pour cet élève chétif. Il notera quelques mois plus tard, à l’issue d’un examen, qu’Offenbach « manque de puissance dans le son. Du reste, il va assez bien ». A Paris, pour s’extraire de l’ennuyeuse discipline du Conservatoire, Offenbach peut à la fois profiter des petits vaudevilles musicaux montés dans des théâtres qui préfigurent ceux qu’il dirigera lui-même, sur des arguments cocasses voire absurdes. Mais Offenbach découvre aussi l’art plus raffiné de l’opéra-comique français, et notamment celui d’Auber, qui règne alors en maître sur le genre.
Friedrich von Flotow en 1847
Mais c’est un autre compositeur allemand qui va être déterminant pour la carrière d’Offenbach, lequel vivote au début de la décennie 1840 dans les salons où il présente surtout ses transcriptions pour violoncelle d’œuvres plus ou moins célèbres du moment. Il s’agit de Friedrich von Flotow, un peu négligé aujourd’hui et qui est l’un des chaînons qui mènent de Weber à Wagner. Flotow prend le jeune homme sous son aile et lui propose de l’aider à accéder à davantage de salons de la haute société de façon à mieux le lancer. C’est ainsi qu’Offenbach entrera dans celui de la très influente Mme Bertin de Vaux et qu’il pourra peu à peu développer son art dans de meilleures conditions matérielles. Plus tard, il remerciera à sa façon son vieux bienfaiteur en l’accueillant dans son théâtre des Bouffes-Parisiens pour une opérette.
Adolphe Adam et Fromenthal Halévy sont les deux autres soutiens fondamentaux du début de la carrière d’Offenbach. Eux aussi appartiennent aux héritiers de l’école française de l’opéra-comique. Adam ouvre un nouveau théâtre, l’Opéra-National, en 1847. Il donne sa chance à Offenbach et lui commande un opéra, la Duchesse d’Albe. Mais elle ne sera jamais créée, en raison de la révolution de février 1848. Pour autant, Adam sera toujours bienveillant pour son jeune confrère. Pour l’aider à relancer les Bouffes-Parisiens en avril 1856, il écrira lui aussi une petite opérette, Les pantins de Violette, qui rencontrera un vif succès quelques jours avant sa mort soudaine.
Adolphe Adam
Halévy, qui occupe une place centrale dans la vie musicale parisienne, remarque Offenbach dès 1835, au moment de la création de La Juive. Généreux, il soutiendra toujours son jeune confrère et écrira à Isaac combien il est confiant dans l’avenir de Jacques. Lorsqu’après la déconvenue de la Duchesse d’Albe en 1848, au milieu d’une vie musicale rendue atone par les événements, Offenbach se trouve presque sans ressources, Halévy se démènera pour lui trouver des débouchés.
Fromenthal Halévy
Offenbach n’a en revanche pas entretenu de relations aussi étroites avec l’un de ses principaux modèles, Daniel-François-Esprit Auber. Il n’en reste pas moins que le style de ce dernier l’a durablement marqué. Il fera d’ailleurs appel à lui pour figurer dans le fameux jury du concours qui révèlera Bizet et Lecocq.
Plus tard, Offenbach a pu également compter sur les encouragements et la bienveillance de deux autres monuments : Meyerbeer et Rossini.
Avec le premier, peu de relations directes, mais une vraie mansuétude de la part de Meyerbeer. Le vieux compositeur figure parmi les soutiens remarqués des Bouffes-Parisiens lorsque le théâtre connaît comme on l’a vu des difficultés. Quelques années plus tard, lors d’un séjour à Ems, Offenbach crée une opérette bien oubliée, Bavard et bavarde. Meyerbeer, qui se trouve dans la ville d’eaux lui aussi, retarde son départ pour assister à la représentation et ne cache pas son enthousiasme. Il n’était certes pas rancunier car si Offenbach apprécie cette bienveillance, il n’en est pas pour autant un admirateur inconditionnel de son confrère.
Dans un article pour Le Ménestrel daté du 27 juillet 1856, dans lequel il annonce le concours qu’il veut organiser autour d’une opérette en un acte, Offenbach vante en particulier l’opéra-comique en tant que « création éminemment française », sous l’égide notamment de Boieldieu ou de Grétry, « imitateurs » talentueux des bouffes italiens de Pergolèse à Cimarosa, auxquels ils ont ajouté leur propre manière. Il y salue tout particulièrement ceux de ses contemporains qui lui ont fourni leurs plus belles pages modernes, d’Adam à Halévy en passant par Auber ou Ambroise Thomas, voire Grisar, Bazin et Reber ; sa révérence va surtout aux pionniers alors un peu oubliés tels Philidor, Gossec ou Dalayrac, en datant le premier opéra-comique « digne de ce nom » de la création de Blaise le Savetier, dudit Philidor en 1759. Il qualifie en passant Hérold, héritier de ces pionniers, de « Weber français », ce qui pour lui constitue un compliment de tout premier ordre. Tout ceci pour mieux dénoncer une dérive de ce « petit ruisseau aux eaux limpides et au frais rivage » vers un « large fleuve, roulant dans son vaste lit ses ondes imposantes », j’ai nommé le Grand opéra « à la Meyerbeer », dont l’Etoile du Nord, créée au même moment, serait l’archétype et auquel les directeurs de théâtre cèdent pour « s’abandonner aux impulsions de leur public, qui va de préférence aux grandes choses »… Meyerbeer goûtera de fait assez peu cette petite attaque, qu’il jugera « pas bienveillante », pour dire le moins.
Entre le vieux Rossini, retiré de la scène mais pas de la vie parisienne, et Offenbach l’étoile montante, les relations sont des plus cordiales. On sait que le cygne de Pesaro a qualifié ce dernier de « Petit Mozart des Champs-Elysées », même si, connaissant le personnage, on peut aussi voir une forme d’ironie dans ce qualificatif. Pour autant, Rossini admire sincèrement le travail de son confrère, qui doit lui rappeler quelques souvenirs. Lui aussi se déplacera aux Bouffes-Parisiens et, jouant à l’arrosé-arroseur, parodiera Offenbach dans quelques petites pièces de la fin de sa vie. Lorsque ce dernier lui demande à l’été 1857 l’autorisation de monter son Signor Bruschino aux Bouffes-Parisiens, le vieux maître est très flatté et même enthousiaste. Il lui propose quelques conseils, bien qu’il n’assiste pas aux représentations (« Victime, tant qu’on voudra. Complice, jamais ! » dira-t-il dans une de ses habituelles pirouettes). Rossini soulignera quelques temps plus tard auprès d’un ami commun que selon lui, Offenbach était alors « le seul compositeur bouffe que nous ayons ». Il est difficile de ne pas voir dans le sens mélodique d’Offenbach ou dans ses propres crescendi si fameux la marque d’une influence réelle du maître italien.
Un autre ami, dont il a assisté aux débuts et participé à l’ascension, Charles Gounod, aura l’occasion d’aider Offenbach, qui a besoin après la défaite de 1870 face à la Prusse de démontrer à ceux qui soulignent fielleusement ses origines allemandes qu’il est bel et bien un vrai patriote on ne peut plus français. Pour le théâtre de la Gaîté, en 1873, Gounod va donc composer un Jeanne d’Arc bien sérieux, mais qui permet de renforcer la respectabilité d’Offenbach à un moment crucial pour lui…
Prochain épisode: concurrents acharnés et aversaires dédaigneux