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Offenbach et le sexe ou faire cascader la vertu

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Enquête
1 août 2019
Offenbach et le sexe ou faire cascader la vertu

Infos sur l’œuvre

Détails

Au début de cette année de bicentenaire la rédaction de forumopera.com m’avait confié une tâche délicate mais palpitante.  Il s’agissait en effet d’ouvrir un dossier scabreux : Offenbach et le sexe ! La période estivale étant propice aux découvertes en ce domaine, je me suis plongée dans les différentes biographies du compositeur*.  A bien y regarder, quelle ne fut pas ma déception de constater qu’il y avait un monde entre l’existence assez plan-plan de notre musicien, les débordements de fric et de luxure de son époque, particulièrement dans les milieux du théâtre et de l’opéra, enfin l’apparente gaudriole amorale de la quasi-totalité de ses œuvres qui lui valut le titre alléchant de « grand corrupteur ».


Retour à l’enfance

Il faut toujours retourner à l’enfance pour comprendre comment un individu adulte appréhendera plus tard sa vie amoureuse et sensuelle.

Quand on sait que notre Offenbach est né Jacob Eberst dans une famille juive originaire d’Offenbach sur le Main, la première tentation est d’imaginer une jeunesse marquée par des prescriptions talmudiques rigoristes. En fait, il n’en fut rien. Certes son père Isaac Juda Eberst jouait dans les synagogues mais la plus grande partie de son activité professionnelle consistait à manier le violon dans les tavernes. Il était d’ailleurs excellent musicien et pratiquait également le piano, la guitare, la flûte, chantait et composait. On pourrait aujourd’hui le qualifier de juif libéral, plus soucieux d’animer des bals et des cabarets que de pratiquer l’exégèse de la Torah. Ses dix enfants sont priés d’apprendre la musique et le septième, Jacob, est particulièrement précoce. Isaac ne s’encombre pas de principes : le gamin a à peine 8 ans que son père décide de former un trio avec son frère Julius et sa sœur Isabelle pour les exhiber dans les brasseries ou au Carnaval de Cologne. On a connu plus relevé comme milieu susceptible d’inculquer les bonnes mœurs…

Le père Eberst ne va pas s’arrêter là et décide de partir pour Paris accompagné de Julius et de Jacob qui n’a que treize ans. Il mise sur les extraordinaires dispositions de l’enfant et réussit à le faire entrer dans la classe de Cherubini au Conservatoire. Pendant quelques mois, il assure la subsistance des deux adolescents et un beau matin, repart pour Cologne, laissant ses fils dans une soupente et priés de gagner leur vie ! On imagine les deux frères, 14 et 18 ans, sans un sou et livrés à eux-mêmes dans un pays étranger. Eurent-ils l’opportunité alors de commencer leur initiation sentimentale auprès de quelques grisettes ? Probablement, car à l’évidence quand le chat – le père en l’occurrence – n’est pas là, les souris dansent…

Jacob devenu Jacques abandonne les cours du Conservatoire qui ne lui apprennent plus rien, ses talents de violoncelliste seront son gagne-pain. Il y déjà une chose qu’il sait c’est qu’il veut travailler dans un théâtre et pas n’importe lequel, l’Opéra-Comique. Il y est enfin engagé après deux courts passages dans d’autres orchestres et entre de plain-pied dans ces antres du stupre et de la fornication que sont alors les maisons lyriques, l’Opéra de Paris en premier lieu. Pour autant, les anecdotes rapportées par les contemporains ne font pas état d’un jeune homme obsédé par les conquêtes féminines. Non, ce qui intéresse Offenbach, c’est de composer et de rencontrer ceux qui font et gèrent l’opéra, compositeurs et directeurs. Pour le reste, il se comporte comme un joyeux drille, une sorte de « monsieur petites blagues » jamais à court de facéties d’un goût parfois douteux. Mais toujours pas de sexe, décidément.

Herminie vaut bien une messe

Les dieux de l’amour vont se personnifier en la personne du compositeur de Martha, Friedrich von Flotow, un compatriote éminemment plus argenté et venu lui aussi poursuivre sa formation musicale à Paris. Cet aristocrate fréquente les salons mondains, friands de divertissements musicaux. Emu par l’impécuniosité de son camarade, Flotow lui propose de l’introduire chez ses riches amis. Et bingo, leur première prestation conjointe se déroule chez madame Bertin de Vaux qui sera pour Offenbach une véritable protectrice dans sa vie sentimentale et musicale. Il court dorénavant les réceptions où ses talents de violoncelliste font merveille. C’est ainsi qu’un soir, il entre dans le salon d’une belle espagnole, très riche de surcroît, madame Mitchell, mère de deux enfants issus de son premier mariage avec un certain monsieur d’Alcain, Herminie et Pepito. Herminie a seize ans et les dragueurs impénitents savent bien qu’il n’y a rien de tel pour « emballer » que de jouer d’un instrument ! Non seulement, Jacques joue, chante, compose des ariettes charmantes qui sont autant de roucoulades destinées à l’adolescente. Herminie tombe follement amoureuse du grand échalas qui la regarde comme le fruit défendu. Certes, madame Mitchell n’est pas franchement enthousiaste de voir sa fille s’amouracher d’un musicien de vingt ans, à l’avenir improbable, sans fortune, juif et allemand. Dans le Paris du XIXe, cela faisait beaucoup. Il arrive toutefois que les contes de fées se réalisent et que le pauvre hère épouse la princesse. Deux obstacles sont sur sa route, l’un pécuniaire, l’autre religieux. Jacques Offenbach ne va pas s’encombrer de pareilles vétilles. Il entreprend une tournée de concerts comme violoncelliste d’abord en Allemagne puis en Angleterre. Il joue alors avec les plus grands comme Mendelssohn ou Julius Benedict. Le voilà renfloué sur le plan financier, il ne lui reste plus qu’à abjurer sa religion juive et à se faire baptiser avec la comtesse de Vaux comme catéchiste puis comme marraine. Si Paris valait bien une messe, les beaux yeux d’Herminie valait bien la même chose !

Le mariage fut célébré le 14 aout 1844 et pendant vingt ans, le ménage affronta les bons et les mauvais moments de l’existence sans coups de canif notables dans le contrat, alors que les tentations ne manquaient pas. La conjugalité avait réuni l’amour, le sexe et la solidarité. André Tubeuf, qui voue une grande admiration à Offenbach, le décrit dans son Dictionnaire amoureux de la musique comme « rangé, un peu popote, avec de la morale et des mœurs, mari empressé et fidèle, fier de sa tribu d’enfants, quatre filles et un fils… Son cinq à sept galant sera de se reposer conjugalement chez lui en pantoufles ».  C’est beau comme du Delly.

Zulma au pied de rose

Tout cela était trop beau effectivement pour durer éternellement et Cupidon prend souvent les traits du démon de midi, en l’occurrence d’une chanteuse dénommée Zulma Bouffar. Le compositeur la rencontre lors de son voyage annuel dans la ville d’eau allemande de Ems**, séjour qui lui permet de promouvoir ses œuvres et de soigner des douleurs qu’il prend pour des rhumatismes alors qu’il s’agit de crises de goutte qui le laisseront impotent à la fin de sa vie. Zulma en cette année 1863 chante au petit théâtre du Casino d’Ems. Blonde aux yeux bleus, les rares photographies ne lui rendent pas vraiment hommage mais elle devait avoir un charme fou et Alphonse Daudet pût écrire à son propos ces vers contestables :

Plus douce que le nénuphar
Dans l’eau claire, une aurore blanche
Baise ton pied de rose et ta hanche
Ivoirine, Ô Zulma Bouffar

Je laisse à nos lecteurs le soin d’apprécier ce quatrain à sa juste valeur…

A la suite d’un pari, Offenbach monte à Ems en huit jours une opérette « alsacienne », Lieschen et Fritzchen et confie le rôle de Lieschen à Zulma, bonne manière de s’attacher la femme et la chanteuse. Leur liaison débute aussitôt, va durer jusqu’à la mort d’Offenbach qui lui donnera deux enfants et en fera l’héroïne de pas moins de treize de ses créations, dont La Vie parisienne ou encore Le Roi Carotte, Les Brigands, succès qui lui vaudront le surnom de « La Patti de l’opérette ».

Les deux femmes de Jacques Offenbach lui seront fidèles, lui survivront chacune dans un rôle archétypal, Herminie dans celui de l’épouse officielle, gardienne du temple familial et Zulma dans celui de la maîtresse de l’ombre, interprète dévouée de l’amant génial.

Oui, voilà la vie parisienne

Vous reconnaitrez à ce stade de mon propos que présenter Offenbach comme une bête de sexe est une incongruité, il ne mérite ni cet honneur ni cette indignité. Il n’était « drogué » qu’à une seule chose : son travail. Partout et même au théâtre, au restaurant, en fiacre, on le voyait couvrir les portées de notes qui semblaient d’illisibles pattes de mouche. Jacques Offenbach disait de lui qu’il avait un vice terrible, inavouable, celui de toujours travailler. Il ne fut jamais un viveur sensuel, mais un être pétri de sensibilité et de compassion, bien trop généreux pour considérer les femmes à l’aune de son bon plaisir comme, hélas, tant de ses contemporains.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes de son existence puisque c’est en effet dans un pandémonium de fêtes et de plaisirs que la famille Offenbach arrive à Paris en 1832. Partout ont surgi des théâtres, des cafés, des bals, des concerts en plein air, des salles de jeux, comme si la Monarchie de Juillet avait levé les inhibitions des rigueurs de la Restauration. Partout du Boulevard du Temple au Boulevard des Italiens, du Jardin Turc au café Tortoni, les gandins friqués n’hésitent pas à passer des tables luxueuses aux beuglants interlopes où l’on se déchaîne sur une nouvelle danse importée par les soldats de retour d’Algérie, le « chahut » qui deviendra bientôt le cancan. Les théâtres organisent des bals masqués où les classes sociales et les corps se mélangent de façon effrénée. Guizot a dit à la bourgeoisie : enrichissez-vous ! Elle a bien suivi son conseil et l’argent dégouline dans une exhibition obscène. Les innovations industrielles font vaciller les anciennes puissances de l’Eglise et de l’aristocratie. C’est sans doute à l’opéra que la liberté des mœurs atteint son acmé. Les ballerines et les cantatrices sont un gibier pour les membres du Jockey Club, le marquis de Hallays-Coëtquen montre dans sa loge à qui veut la voir sa collection pornographique et le docteur Veron, le directeur de l’Opéra de Paris fait servir à ses invités un gigantesque plat de salade entourant – non pas des homards – mais une danseuse nue. Tout s’accélère sous le Second Empire avec le règne des prostituées de haut vol, les courtisanes qui organisent la vie mondaine et culturelle autour des leurs extravagances. Les prostituées plus communes, celles qu’on appelle les lorettes jouent gratuitement les figurantes dans les théâtres dont la scène constitue ainsi une vitrine de racolage. La presse vit elle aussi une mutation profonde, mélange l’information dure avec les feuilletons, la publicité, les chroniques de mode et les critiques de spectacles. Là aussi, la finance a pris les commandes et l’infotainment ne date pas d’aujourd’hui. C’est dans cette ambiance frelatée que Jacques Offenbach vit et compose. Il n’est pas alors étonnant qu’il en ait été éclaboussé et que certains l’ait présenté comme le débauché qu’il n’a jamais été.

Ni mépris, ni servitude

Les œuvres majeures d’Offenbach ont aussi accrédité ce contre-sens. Il est impossible de faire ici l’analyse complète des plus de 70 ouvrages lyriques répertoriés (sans compter évidemment des dizaines d’autres introuvables ou détruits). Pour ne parler que des six les plus connus, Orphée aux Enfers, La Belle Hélène, La Vie parisienne, la Grande-Duchesse de Gerolstein, La Périchole et Les Contes d’Hoffmann, il est certain que la sensualité y est toujours présente et même l’érotisme comme dans le duo de l’acte II de La Belle Hélène. La soif de jouissance y est analysée avec lucidité dans Orphée aux enfers et les liens du mariage y apparaissent comme une pure convention sociale destinée plus à l’asservissement qu’à l’épanouissement des conjoints. Pour autant, cette trépidation sensuelle n’est jamais vulgaire et encore moins libidineuse. De la même façon, la puissance de l’argent est mise en exergue avec une lucidité dérangeante. Quand dans sa fameuse lettre, la Périchole explique à son chéri qu’elle l’aime mais qu’elle a trop de malheur et qu’elle meurt de faim, des esprits mauvais y ont vu une vénalité affichée, pour ma part, j’y vois de la dignité et l’aveu sans fard que la dépendance économique que subissent les femmes les prive de leur libre-arbitre amoureux. La satire sociale est partout présente mais avec une verve irrésistible dans La Vie parisienne : tout y est, Metella la courtisane, les aristocrates oisifs et débauchés, les domestiques manipulateurs, les étrangers naïfs qui viennent se faire plumer à Paris, capitale de la ribouldingue la plus insensée. Il n’y a aucune bienveillance dans le livret de Meilhac et Halévy, mais la description clinique d’un monde qui roule à grandes guides vers l’abîme. La satire politique est d’une violence masquée opportunément par une gaité souvent factice que ce soit dans Orphée, La Belle Hélène ou dans cette Grande-Duchesse de Gerolstein qui se croit tout permis puisqu’elle règne. Mais l’Opinion Publique rappellera à Jupiter – tiens, tiens – : « c’est l’honneur qui t’appelle et l’honneur passe avant l’amour ».

Jacques Offenbach a été un homme de son époque mais il ne doit pas y être confondu. Il y a trouvé des récompenses et des honneurs, certes, mais il n’en a pas été dupe. C’est à cette aune qu’il faut évaluer sa relation avec le sexe, ni mépris ni servitude. En cette fin du XIXe siècle, il va décrire dans Les Contes d’Hoffmann de façon poignante la condition des femmes qu’il a toujours considérées avec une respectueuse tendresse.

Au-delà de la mort, la dernière phrase des Contes résonne pour lui rendre justice : « Renais, poète. Je t’aime Hoffmann. Appartiens-moi. »

 
*La meilleure publication sur le contexte historique de la vie d’Offenbach est sans doute celle de Siegfried Kracauer Jacques Offenbach ou Le secret du Second Empire traduite de l’allemand et parue en 1937. Vous l’accompagnerez par la biographie monumentale de Jean-Claude Yon ou encore l’ouvrage classique de Robert Pourvoyeur. Une excellente « mise en bouche » a été écrite l’année dernière par le chanteur Jean-Philippe Biojout. Malgré quelques erreurs factuelles, le livre – court, 176 pages – se lit d’une traite et a l’avantage de bien résumer les intrigues complexes des livrets.
** Certains auteurs assurent que la première rencontre eut lieu à Hombourg en Sarre où Zulma donnait des spectacles de chansons françaises un peu lestes. Peu importe finalement.

 

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