Le premier portrait de notre dossier consacré aux chanteurs baroques est dédié à celle qui reste l’une des rares authentiques contraltos de ces 30 dernières années, dont la carrière a toujours oscillé entre l’opéra baroque et lied romantique avant de se déployer à présent dans la direction d’orchestre.
Ce qui marque d’abord dans la voix de Nathalie Stutzmann, c’est son aspect nimbé, mat, ni brillant, ni terne, un peu comme un noir profond, c’est un son qui résonne dans l’obscurité, du velours. Ensuite c’est la qualité de son élocution nourrie à la fréquentation des lieder et mélodies. La façon dont le texte est prononcé, quelle que soit la langue, est une musique en soi dans laquelle elle excelle bien davantage que dans les vocalises. Il n’y a presque pas assez d’intelligence pour elle dans la simple voyelle. Enfin ce sont ses dons d’actrice qui impressionnent, lesquels se sont révélés progressivement dans sa carrière. Ses premiers enregistrements la voient précautionneuse, engagée mais dans les limites du mot, tandis que Damira dans la Verita in cimento la montre déchainée, multipliant les effets dramatiques. Mais toujours elle a su garder le sens de la mesure. Ne cherchant ni l’esbroufe ni l’originalité à tout prix, elle reste attentive à la cohérence des phrases et de leur variation (point essentiel dans le seria où chaque air les répète à foison), ce qui leur donne à la fois un éclat dramatique mais aussi une lisibilité et une vérité psychologique. Reconnaissons cependant que la tessiture est assez réduite et le timbre monochrome. Tel est souvent le prix à payer pour un contralto. Avoir une voix aussi basse est déjà exceptionnel en soi.
La carrière baroque de Nathalie Stutzman est à la fois riche, cachée et frustrante. Riche car sa discographie en la matière est abondante et n’a rien d’anecdotique, elle prend part à plusieurs redécouvertes ou réinventions majeures du répertoire baroque de ces vingt dernières années : les œuvres de jeunesse de Handel avec Minkowski, les cantates de Bach avec Goodman, Koopman et Gardiner, les œuvres de jeunesse de Mozart, les œuvres lyriques et sacrées de Vivaldi et même le baroque saxon (Graun). Cachée ensuite parce que malgré sa notoriété, peu de connaisseurs en ont conscience. Même son site web oublie de mentionner la moitié de sa discographie baroque (12 disques mentionnés quand il en existe au moins 24). Frustrante enfin car elle a finalement enregistré peu d’opera seria en entier et les a encore moins interprétés en version scénique. Ses interviews laissent entendre cette frustration, même pour celle qui se décrit avant tout comme une « récitaliste ». Et ce regret, comment ne pas la partager quand depuis 20 ans le baroque manque sérieusement de vrais contraltos, obligeant nombre de mezzos à poitriner avec des bonheurs divers, voire certains contre-ténors à omettre carrément les notes graves. C’est pourquoi nous ne saurions que trop engager Nathalie Stutzmann à réaliser un album en forme d’hommage à un contralto du XVIIIe comme la Tesi, d’autant qu’elle a su hisser son ensemble Orfeo55 au rang des meilleurs orchestres baroques du moment (en récital du moins).
A ce titre, ses derniers disques sonnent comme une libération. Non seulement elle y fait ses preuves en tant que chef d’orchestre, mais elle y chante également des rôles qu’elle aurait sans doute voulu aborder dans leur intégralité voire sur scène tant sa voix semble idoine pour les interpréter. Parmi ses enregistrements baroques (voir discographie ci-dessous), certains méritent plus particulièrement d’être commentés.
Un Handel sans illusions
Pour découvrir Nathalie Stutzmann dans Handel, son dernier récital est évidemment la voie royale. Il se présente comme une collection d’airs pour personnages secondaires (ce qui peut se discuter pour Rosmira et Bertarido qui sont clairement des protagonistes, même si l’œuvre ne porte pas leur nom). Les compositeurs, voyant dans les créateurs de ces rôles de futurs talents, n’hésitaient pas à leur composer des pages très exigeantes. L’art de Nathalie Stutzmann fait autant merveille dans les arias syllabiques (« Son contenta di morire », « L’aura che spira » en version inédite pour Cornelia, « Io seguo sol fiero ») que dans les airs à vocalises où elle se lâche bien plus qu’auparavant (« Saro qual vento », « Se fiera belva ha cinto ») jouant sur les intonations et les rythmes.
Pour ceux qui voudraient l’entendre davantage dans Handel, deux intégrales avec Minkowski. Certes il faut passer sur un orchestre qui manque de résonance, une prise de son carcérale et des voix souvent maigres quoiqu’ intelligentes, mais Minkowski était déjà maitre du rythme et des équilibres.
Il Trionfo del Tempo e del Disingano offre sans doute à Nathalie Stutzmann le plus beau rôle de sa carrière, une allégorie de la « désillusion » qui cherche à convaincre la beauté de son caractère éphémère. A l’époque son contralto sévère mais chaleureux lorgnait déjà vers les cantates de Bach. Est-ce la raison pour laquelle il semble ici idéal ? On pourra aussi se reporter au live de Pleyel en 2007, où, quoique malade, elle livre une prestation époustouflante.
L’intégrale d’Amadigi est évidemment toujours recommandable (même si la version de Lopez-Banzo est infiniment plus vivante), pour Stutzmann avant tout dont l’originalité du timbre saute aux oreilles même si l’actrice est encore très timide et sort peu de sa zone de confort (dans les airs surtout, les récitatifs témoignant déjà d’un soin particulier). La respiration et l’ampleur de l’air de triomphe final s’en trouvent limités.
Enfin son premier récital Handel la voit déjà souveraine (les airs de Radamisto, Orlando et Floridante n’ont jamais été égalés si ce n’est par Marijana Mijanovic) et bien que les rôles de Jules César et Rinaldo dans leur ensemble conviennent mieux à des mezzos avec plus de brillant, les partitions retenues ici sont parfaites pour sa voix. D’une façon générale, et notamment sur le redoutable « Furibondo spira il vento », bien que parfaitement maitrisé (ce qui en soit est exceptionnel), on peut trouver que le chant manque toutefois encore de piment, surtout dans les da capo où elle varie assez peu. En comparant avec son nouveau disque, il est par ailleurs étonnant de voir à quel point la voix a peu vieilli et même changé depuis 1992 !
Un Vivaldi mordant
Tôt venue dans la résurrection Vivaldi puisqu’elle contribue à la très belle intégrale King chez Hyperion dès 2000 (superbes Nisi Dominus et Salve Regina), Nathalie Stutzmann se fait ensuite remarquer en terrible Damira de la Verita in cimento (le meilleur disque de Spinosi qui a sombré plus tard dans un maniérisme auquel l’auteur de ces lignes avoue être allergique), avant une belle Atenaïde qui se limite hélas à un best of de Vivaldi sans grande cohérence dramatique, mais avec une brochette de voix féminines graves jamais réunie : Basso, Genaux, Laurens… Une très belle façon de découvrir l’opéra vivaldien.
Son récital Prima Donna montre à quel point elle est indispensable à ce répertoire, et c’est clairement selon nous sa plus grande réussite en tant que chef également, ne souffrant pas de la comparaison avec des maestri aussi expérimentés qu’Alessandrini ou Fasolis. Dès l’air angoissée de Juditha jusqu’aux airs rares d’Arsilda ou Giustino (le psalterion est un peu aigre cela dit), tout est dit. Quel dommage qu’elle ne soit pas plus sollicitée pour des intégrales (le Giustino ou l’Arsilda ne sont toujours pas sorti chez Naïve, espérons…). Clairement le plus beau récital Vivaldi au disque avec celui de Kozena/Marcon depuis le célèbre Bartoli/Antonini.
Un Bach recueilli
Comme pour Haendel, le récital que Nathalie Stutzmann a dirigé « Une Cantate imaginaire » est une parfaite porte d’entrée. Elle s’y montre excellente diseuse et loin des excès de rigorisme religieux qui frigorifient souvent ce répertoire. L’alternance d’extraits de cantates incitant au recueillement, à la tristesse ou à la joie est particulièrement bien pensée. Là aussi il est intéressant de mesurer le chemin parcouru depuis l’enregistrement des trois cantates avec Goodman, la voix est toujours aussi profondément caressante et l’attention au verbe aussi prégnante mais la respiration plus libre et au final le rendu plus touchant.
Un Mozart inouï
Si les metteurs en scène étaient plus musiciens, ils comprendraient en écoutant les Rare Arias de Mozart à quel point un contralto est plus percutant en Farnace qu’un contre-ténor. Ce récital démontrait déjà les talents de défricheuse de Nathalie Stutzmann. En termes de qualité on mettra cependant les airs de la Betulia liberata et de Mitridate au-dessus de ceux d’Ascanio in Alba. L’orchestre alerte et même parfois un peu trop rapide (« Parto inerme »), est pourtant parfaitement aligné sur ses respirations, et même si les baroqueux ont plus tard enrichi les premiers Mozart, cette vision classique n’a rien perdu de son dynamisme. Entendre un vrai contralto dans Mozart est de toute façon tellement rare, que ce disque est indispensable.
Nathalie Stutzmann est actuellement en tournée avec le programme de son disque Heroes from the Shadows (notamment au Théâtre des Champs-Elysées le 14 novembre 2014) puis avec The Messiah de Handel où elle dirigera sa consoeur Sara Mingardo dans les parties d’alto.
Discographie baroque complète (par ordre chronologique)
1988
- G. F. Haendel : Il trionfo del Tempo e del Disinganno (Direction : Marc Minkowski –ERATO)
- Gesualdo: Madrigaux (Direction: William Christie – Harmonia Mundi)
1989
- Lambert M. : Leçons de ténèbres (Ensemble Jubilate – VIRGIN)
1990
- A. Vivaldi : Stabat Mater (Direction : V. Spivakov – RCA Victor Red SEAL)
1991
- G. F. Haendel : Amadigi di Gaula (Direction : Marc Minkowski – ERATO)
1992
- J.S. Bach : Johannes Passion (Direction : Enoch zu Guttenberg – RCA Victor Red SEAL)
- G. F. Haendel : Airs d’Opéra (Direction : Roy Goodman – RCA Victor Red SEAL)
1993
- G. B. Pergolesi : Stabat Mater / Salve Regina (Direction : Roy Goodman – RCA Victor Red SEAL)
1995
- W. A. Mozart : Rare Arias (Direction : V. Spivakov – RCA Victor Red SEAL)
- W. A. Mozart : Die Zauberflöte (Direction : Armin Jordan – ERATO)
- W.A. Mozart : Requiem (Direction: William Christie – ERATO)
1996
- J.S. Bach : Cantatas n° 54/82/170 (Direction : Roy Goodman – RCA Victor Red SEAL)
1997
- J.S. Bach : Matthäus-Passion (Direction : Seiji Ozawa – PHILIPS)
- Concert in Sanssouci – Deux Arias de Graun (Direction : Roy Goodman – RCA Victor Red SEAL)
2000
- ( -2013) J.S. Bach: Intégrale des cantates – Vol. 3, 6, 9, 21, 26 & 27 (Direction: John EliotGardiner – Deutsche Grammophon)
2001
- ( -2005) A. Vivaldi : Sacred Music – Vol. 7, 8, 9 & 10 (Direction : Robert King – HYPERION)
2003
- A. Vivaldi : La verita in cimento (Direction : J.C. Spinosi – NAIVE OPUS 111)
2004
- J.S. Bach: Intégrale des cantates – Vol. 17 (Direction: Ton Koopman – Challenge Records)
2007
- A. Vivaldi: L’Aténaïde (Direction: F.M. Sardelli – NAIVE)
2008
- J.S. Bach : Messe en si (Direction: Marc Minkowski – NAIVE)
2009
- Purcell, Haendel, Haydn : Sainte Cécile (Direction: Marc Minkowski – NAIVE)
2011
- A. Vivaldi: Prima donna (Direction: Nathalie Stutzmann – Deutsche Grammophon)
2012
- J.S. Bach: Une cantate imaginaire (Direction: Nathalie Stutzmann – Deutsche Grammophon)
2014
- G.F. Haendel: Heroes from the shadows (Direction: Nathalie Stutzmann – ERATO)
Références
Sur Forum Opera:
– Une interview réalisée par Bernard Schreuders en 2004
– Un dossier réalisé par Christophe Rizoud en 2006
– Une interview réalisée par Mehdi Mahdavi en 2012
Sur medici.tv : un documentaire de Jean-Philippe Clarac et Olivier-Daniel Deloeuil diffusé en 1999 (payant)