A Bad Wildbad, l’ambition ne manque pas. Dans des conditions financières exigües, Jochen Schönleber poursuit imperturbablement son entreprise d’un Festival Rossini dans la Forêt Noire. Pour les trente ans de l’ aventure, il met en scène Moïse et Pharaon, une réalisation probablement moins mûrie que le mémorable Guillaume Tell qu’il avait présenté il y a quelques années. En réécrivant pour l’Académie Royale de Musique de Paris son Mosè in Egitto Rossini était passé à une dimension spectaculaire qui faisait partie de l’œuvre, avec les effets spéciaux : le buisson ardent, l’arc-en-ciel et le passage de la Mer Rouge, qui participaient de la grandeur de l’œuvre. Bad Wildbad a-t-il les moyens de ses ambitions ? Aujourd’hui les projections vidéos peuvent illustrer beaucoup de choses, et suppléer en partie aux exploits disparus des machinistes à l’ancienne. Encore faudrait-il les voir ; or dans les premiers rangs de l’orchestre l’écran situé en fond de scène est souvent masqué par les personnages, en particulier le chœur. Difficile donc d’évaluer pleinement leur effet. Une chose semble cependant certaine, les images prises dans des actualités anciennes sont utilisées assez discrètement pour que la référence à un conflit actuel ait la lourdeur de la dernière production de Pesaro.
Marie, Anaï, Eliezer et Moïse © PatrickPfeiffer
En fait, Jochen Schönleber semble avoir hésité sur le point de vue à adopter. Les adolescents munis de fronde, pendant l’ouverture, sont-ils une allusion à David ou à l’intifada ? Le livre rouge qu’il tient à son entrée en scène évoque-t-il Mao ? Quand Anai apparaît en tutu, est-ce une façon détournée d’évoquer la prostitution induite par l’esclavage ? Il est d’autres choix qui ne semblent pas judicieux : en montrant Anai retournée en Egypte, on redit que sa décision de quitter Aménophis avait été contrainte, mais on brouille le message que Rossini n’avait pas voulu modifier. Fallait-il distribuer des mitraillettes aux Hébreux juste avant qu’ils demandent : « Où sont-ils ces secours que tu nous as promis ? » ? Côté costumes, Claudia Möbius habille Moïse d’une manière qui ne le distingue pas des autres Hébreux ; si cela peut se défendre, sur le plan intellectuel, sur le plan théâtral c’est une erreur puisque justement il n’est pas un personnage banal parmi les autres. Pour en finir avec ces remarques sur le spectacle, les moyens ont-ils manqué pour créer un ballet inspiré comme l’avaient été les danses du Guillaume Tell ? Les artistes du chœur font leur possible, mais un moment vient où ils doivent se préparer pour la suite. Elle semble alors bien longue, cette scène où la caste du pouvoir se retrouve parquée sur une estrade devant la scène vide. Toute l’ingéniosité mise à animer le groupe, messagers, échanges entre eux, mouvements d’humeur, n’évite pas que la vitalité de la musique ne souligne l’absence de danseurs.
Heureusement, ce que l’on entend atténue grandement les éventuelles frustrations. Pas complètement, certes, parce que quelques bavures aux cuivres, des relâchements de la prononciation qui rendent le français exotique, un flottement synonyme de décalage dans le chœur, des imperfections qui sont la rançon du spectacle vivant. Malgré la remarque précédente, justement, le chœur mérite de très vifs éloges tant il semble se soucier des nuances relatives au sens et aux situations. Sans être parfaite, sa prononciation du français n’est pas rédhibitoire. Dans le petit rôle d’Aufide Xiang Xu a la clarté qu’on lui connaît. La Marie d’Albane Carrère a l’assurance de ceux pour qui la voie est claire ; la voix le semble aussi, bien qu’elle soit présentée comme mezzosoprano, surtout aux côtés de celle d’Elisa Balbo, une Anai aussi gracieuse que possible mais dont la voix, pour notre goût, manque de la douceur que nous associons au personnage. Au premier acte, quand elle doit chanter fort, des stridences se profilent dans le suraigu, mais au dernier acte, dans le duo avec Aménophis, elle traite son air en véritable rondo, et résout avec brio vocalises et agilités, pour le plaisir d’un public qui le lui fait savoir. Il convient d’ailleurs de signaler que tous les ensembles, duos, quatuor ou quintette, sont des réussites musicales, tant par le mariage des timbres que par la précision de l’exécution.
L’autre soliste féminine, Silvia Dalla Benetta, n’a plus à démontrer sa maîtrise du belcanto et peut donc ciseler les inflexions qui traduisent l’inquiétude de l’épouse d’un souverain, dont la bienveillance envers les Hébreux place en porte-à-faux aussi bien avec son mari qu’avec son fils. Ce dernier est dévolu à Randall Bills, dont on n’a pas oublié l’Agorante chanté au même endroit. Les quelques sons nasalisés du début disparaissent vite et l’on retrouve une voix assez étendue et assez agile pour accomplir sans accroc les acrobaties vocales que Rossini a destinées au personnage, et même de les varier audacieusement. On regrette d’autant plus une certaine carence dans les accents qui rend cet Aménophis vêtu tel un dandy britannique moins crédible que d’autres, plus passionnés. Rien ne manque en revanche à l’Osiride de Baurzhan Anderzhanov, dont la voix pleine et homogène a l’autorité inhérente au personnage, et aussi celle de la Voix mystérieuse qu’il chante en coulisse .
Aux côtés de Moïse dont il est le bras droit, Eliezer donne à Patrick Kabongo une nouvelle opportunité de faire valoir la clarté et la portée de son émission, ainsi que son agilité et sa volubilité d’authentique rossinien. Son timbre forme un contraste frappant auprès de celui de Luca Dall’Amico, qui chante Pharaon. La voix est profonde et peut porter loin ; mais le chanteur est-il fatigué ? Il arrivera que la tenue vacille, la justesse soit moins certaine, et la prononciation du français se relâche. Ces fluctuations sont discrètes mais mériteraient qu’il s’en préoccupe. Voix de bronze, c’est l’image qui s’impose quand Alexey Birkus ouvre la bouche : l’autorité de ce Moïse passe par cet organe puissant. Dès lors que cela est admis, faut-il pour autant chanter en force ? S’agit-il d’incarner un homme jaloux de son pouvoir qui élève la voix pour s’imposer ? Certes c’est impressionnant ; mais d’autres Moïses le sont davantage à nos yeux et à nos oreilles quand leur voix s’élève sans brutalité. Le parti-pris d’interprétation, qu’il émane du chanteur ou du metteur en scène, prive le personnage de l’aura qui lui est attachée. Ce qu’il gagne en épaisseur humaine, il le perd en noblesse, en élévation. Evidemment ce chant en force n’est ni continu ni uniforme, mais à se présenter ainsi l’impression première demeure même si on s’efforce de la dépasser.
A la tête des Virtuosi brunensis, dont la prestation d’ensemble est bien meilleure que les menues défaillances relevées pourraient le laisser croire, Fabio Maria Carminati tire le meilleur parti des musiciens dans les passages symphoniques, l’ouverture, les ballets, et l’impressionnante clôture qui correspond à la tempète qui engloutit Pharaon, Aménophis et leur armée. Evidemment, quand tout s’apaise, on attend le cantique d’action de grâce dont une version nouvelle a été établie pour le festival. On attendra en vain : la décision a été prise in extremis de ne pas le donner. Certes, on n’a aucune certitude qu’il ait été maintenu après la première. Mais…Si le public a partagé notre frustration il n’en laisse rien paraître : il se déchaîne en ovations et applaudissements interminables, justifiant par là-même l’ambition de Jochen Schönleber. Un dvd est prévu, qui permettra aux absents de se faire une opinion.