Mireille Delunsch interprète la gouvernante dans Le Tour d’écrou de Benjamin Britten du 24 au 30 novembre prochain à l’Opéra de Bordeaux, un rôle qu’elle marqua d’une empreinte toute hitchcockienne dans la mise en scène de Luc Bondy à Aix en 2001. Pour Forum Opéra, Elle décrypte l’un des personnages les plus ambigus du répertoire.
On dit que la gouvernante du Tour d’Ecrou est votre rôle fétiche…
Non pas particulièrement. On ne peut pas dire d’ailleurs que j’ai un rôle fétiche. Mon rôle fétiche, c’est celui dans lequel je me trouve à l’instant ; je me jette dedans complètement et j’essaie d’aller le plus possible au fond des choses. Il est vrai que j’ai beaucoup interprété la gouvernante du Tour d’Ecrou et que c’est devenu un peu une seconde peau. Avec cette production bordelaise, je vais approcher des 40 représentations, ce qui est quand même assez rare. Mais je continue à trouver des choses nouvelles et le personnage est loin d’être coulé dans le bronze. En réfléchissant et en parlant avec le metteur en scène, Dominique Pitoiset, nous avons découvert des aspects du rôle auxquels je n’avais jamais pensé et ça, c’est formidable. Il faut remettre de nouveau l’ouvrage sur le métier.
Votre interprétation dans la mise en scène de Luc Bondy était déjà assez aboutie. Quels sont ces nouveaux aspects du rôle que vous avez découverts ?
C’est vraiment dans la nuance. Quand on a fait un spectacle comme celui de Bondy, on a l’impression en effet d’être allé au bout des choses. Il y a des gestes qui vont de soi, qui sont imprimés dans le corps. Il ne faut pas s’en tenir là, il faut continuer d’interroger le texte, se dire « tiens, pourquoi cela va de soi ; si ça n’allait pas de soi ; d’où cela vient-il ; et pourquoi c’est comme ça ? ». Nous avons la chance à Bordeaux d’avoir en Dominique Pitoiset un vrai homme de théâtre, quelqu’un qui continue d’interroger le texte. Je parle du livret, pas du texte de James ou de la musique de Britten. Nous sommes assez d’accord sur le fait que c’est le livret qui guide les affects. Il est, comme le texte de James d’ailleurs, assez mystérieux, toujours allusif. Une véritable mine d’or. Il y a des livrets d’opéra qui sont on ne peut plus pragmatiques et directs dans leur expression. Là, ce n’est pas le cas. Tout est dans le non-dit et les faux semblants. Alors évidemment, il y a des questions principales. Ne serait-ce que se demander : « à ce moment-là, est-ce que je vois le fantôme ou est-ce que je ne le vois pas ? Et Mrs Grose, et les enfants, le voient-ils ?». Ces questions orientent complètement la mise en scène.
Vous avez des réponses à ces questions…
Je n’ai pas à en avoir, ce n’est pas moi qui fais la mise en scène. A tout instant, c’est vraiment un échange extrêmement riche avec Dominique. Il est particulièrement attentif aux sensations que j’ai déjà éprouvées dans ce rôle. Et puis il y a des points sur lesquels lui-même n’est pas très clair. Quand on a commencé le travail, tout était vraiment ouvert et petit à petit, c’est lui qui a pris des décisions. Je ne me substitue pas au metteur en scène même si de temps en temps je donne mon avis. Cette réflexion en fait me nourrit. C’est un peu comme quand j’ai eu mes premières classes de philosophie. Soudain, dans une vie assez stéréotypée – papa, maman, 2 enfants, etc. – une fenêtre s’est ouverte. La philosophie m’a appris à tout remettre en cause, à pouvoir douter de tout. C’est ce genre de travail qui me passionne. Il y a un livret ; il a l’air abouti ; l’opéra a déjà été donné des centaines de fois dans des tas de productions différentes et tout à coup, on reprend ce truc là et on se pose des questions sur tout. Je trouve ça vraiment passionnant même si c’est parfois difficile. Dominique demande des effets très cinématographiques : jouer soi-même le flash-back par exemple au milieu d’une scène alors qu’aucun élément extérieur n’intervient et qu’on est là planté avec nos corps qui sont très encombrants et qu’en aucun cas, on ne peut faire du cinéma. Mais en même temps, le challenge est intéressant.
Qu’est-ce qui distingue la vision de Dominique Pitoiset de celle de Luc Bondy ?
Bondy faisait jaillir le merveilleux en laissant couler une sorte de spontanéité par rapport à des éléments imposés. Quand Quint apparaissait avec sa perruque filasse, son trou dans la tête qui évoquait la blessure, son costume en soie gris, il avait vraiment l’air d’un spectre. Cela induisait des tas d’attitudes. Avec Pitoiset, j’ai l’impression qu’on va interroger chaque élément du texte d’une manière plus concrète. Le décor n’est pas abstrait comme celui de Peduzzi. Il s’agit d’une maison des années 60, une sorte de rectangle tout en verre avec une grande verrière au fond qui donne sur un jardin. C’est un peu une esthétique Ikea. Les meubles et les objets sont très signifiants et ont une grande force, ce qui n’était pas le cas dans le décor de Peduzzi ou il fallait tout inventer, tout imaginer. Par exemple, l’espèce de formica bleu était tour à tour le lac et le sol de cuisine. Là, le résultat est beaucoup plus concret ; le travail très différent.
Bondy avait des partis-pris clairement définis : les spectres étaient des spectres – vous l’avez dit – et l’interprétation sexuelle ne laissait pas de doute…
Pour moi, il est évidemment question de pédophilie dans cet ouvrage. Les spectres sont des prétextes pour en parler à une époque où l’on ne pouvait même pas prononcer le mot. Mais au delà, c’est l’abus de pouvoir sur les enfants dont il s’agit. Chaque fois, qu’on rencontre un enfant, même s’il n’est pas de notre famille, on essaie toujours de le séduire, d’abord en lui montrant que nous aussi on a été des enfants et puis ensuite il y a des tas de manières très perverses : on essaie de jouer avec lui, de le convaincre que « je suis le meilleur adulte pour toi » même si ce n’est qu’en passant. On est incapable de faire autrement ; c’est presque un atavisme. Je me suis posé beaucoup de questions sur ce sujet, qui ont fait qu’entre ma première et ma deuxième gouvernante, je me suis dit qu’elle n’était pas vraiment innocente, pas du tout la gentille de l’histoire comme on peut le penser. Déjà parce que j’essaie en général de combattre le manichéisme qui nous encombre à l’opéra ; les typologies vocales qui font que la soprano est la gentille, le baryton un salaud et que la basse est le roi.
La musique aide souvent à dépasser ces archétypes…
Non, pour moi ce qui doit motiver l’action et le sentiment, c’est le texte pas la musique. La musique, c’est le supplément d’âme, c’est le parfum du verbe, c’est ce qui colore. Une richesse supplémentaire. On peut même faire dire à la musique le contraire de ce que dit le texte et c’est là que c’est intéressant. Alors évidemment il y a des tas de chanteurs qui pensent que la musique fait la mise en scène. Non, le jeu doit être en cohérence avec les mots, les situations ; la musique apporte ensuite son supplément, son commentaire, voire même infirme le texte. On peut tout imaginer.
Finalement, quels sont vos sentiments envers la gouvernante
Je n’ai pas à avoir de sentiments. La gouvernante, c’est moi, c’est tout. Elle m’imprègne, j’en rêve la nuit. Je travaille d’autres partitions en même temps. En ce moment, je suis sur Yvonne de Boesmans, encore un travail passionnant. Gombrowicz, j’adore. Mais la gouvernante, je n’éprouve rien pour elle puisque c’est moi. Je ne la juge pas ; je n’ai pas à la juger. Je sais juste que, quand je commence la pièce, je rentre dans un tunnel immense, et je sais que je vais passer par des émotions absolument incroyables et, quand l’opéra sera terminé, j’aurai vieilli de 6 mois. Je me force à éprouver ces émotions, que le chant en jaillisse, qu’il ne s’agisse pas simplement de mettre des jolies notes sur des jolis mots. C’est très utopique. J’essaie de faire comme si c’était vrai mais en même temps, c’est de la dinguerie, on ne devient pas schizophrène à ce point là ! Ce n’est pas possible…Ca ne fait rien, je me jette là dedans en me disant : « ou tu fais cela ou tu ne fais pas ce métier ».
Propos recueillis par Christophe Rizoud
13 novembre 2008
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