Lauréat du Prix de Rome en 1863, Massenet n’en fut pas pour autant dégoûté de la cantate, exercice auquel il sacrifia à plusieurs reprises par la suite. Et avant de triompher sur les scènes lyriques, le compositeur s’imposa par ses oratorios, dont il n’est pas mauvais de parler à l’heure où les salles de concert parisiennes, toujours pleines d’originalité, multiplient les Passions de Bach au lieu d’explorer un autre répretoire sacré…
Péchés de jeunesse
Massenet se présente une première fois au concours du Prix de Rome en 1862. Cette année-là, le texte de la cantate s’intitule Louise de Mézières. Malgré les sarcasmes dont il accable le livret, le candidat se tire habilement de l’épreuve, assez habilement pour mériter une mention. On trouve notamment dans cette cantate le futur Menuet de Manon, sur lequel les protagonistes viennent échanger des répliques. En 1863, Massenet sera lauréat du Grand Prix mais, paradoxalement, la partition de sa deuxième cantate est perdue : de ce David Rizzio (du nom de l’amant supposé de Marie Stuart, thème déjà plusieurs fois traité dans le cadre du Prix de Rome), on ne connaît plus qu’un air publié séparément, le manuscrit ayant disparu.
Massenet part donc pour Rome, mais ne séjourne que deux ans à la Villa Médicis, en 1864-65. En 1867, un concours est organisé à Paris dans le cadre de l’Exposition Universelle. Il s’agit de composer une cantate, Les Noces de Prométhée, et un hymne « à chanter dans les cérémonies internationales ». Pour l’hymne, le prix de 10 000 francs, avec une médaille d’or d’une valeur de 1000 francs. La cantate devait rapporter 5000 francs pour chaque exécution. Le jury, où siégeaient entre autres Auber, Ambroise Thomas et Berlioz, reçut une centaine d’envois, qui furent classés en cinq catégories : 4 grotesques, 49 passables, 35 bons, 11 très bons (dont Bizet), 3 excellents (Massenet, Guiraud et Weckerlin) et 1 parfait, celui de Saint-Saëns. Ce dernier avait soumis sa partition anonymement, sur du papier rayé « à l’allemande », et le jury se demanda si cette composition n’émanait pas de Wagner en personne. Quant à l’hymne Paix et liberté, sur les 823 (!) manuscrits présentés, c’est un 824e qui fut retenu : Rossini avait apporté personnellement sa partition à Napoléon III. L’hymne fut créé le 1er juillet 1867 au Pavillon de l’Industrie, par 1200 exécutants. L’administration semblait beaucoup moins pressée de donner à entendre la cantate primée, mais suite aux protestations de Saint-Saens, la cantate fut créée le 1er septembre 1867. Les partitions soumises par Massenet à ce double concours sont aujourd’hui perdues.
A la conquête du public : premiers oratorios
Alors qu’il se débat encore pour faire jouer ses œuvres scéniques, Massenet se tourne vers un autre type de composition, qui lui permet un succès beaucoup plus rapide. Peut-être se souvient-il de l’une de ses premières grandes émotions musicales, L’Enfance du Christ, dirigée par Berlioz lui-même, entendue en 1855. Le 11 avril 1873, Vendredi Saint, est créé à l’Odéon, sous la direction d’Edouard Colonne, son oratorio Marie-Magdeleine, dans le cadre de ce qui ne s’appelait pas encore les Concerts colonne, mais le Concert National, à l’Odéon, loué pour l’occasion par l’éditeur Georges Hartmann. Pasdeloup avait refusé l’œuvre – Massenet la lui avait interprétée au piano en chantant tous les rôles – à cause d’un passage où l’on parlait du bruit des pas de Jésus. Cette page fut coupée par Massenet, notamment parce que son style trop italianisant différait trop du reste de l’oratorio, et parce qu’il s’avéra trop aigu pour la créatrice. En janvier 1873, une bonne fée s’était en effet penchée sur le berceau de l’œuvre, en la personne de Pauline Viardot, qui écrivit au compositeur : « Bravo, cher Monsieur Massenet. Votre musique des Erynnies est excellente. […] Je trouve le tout superbe. J’ai été vivement impressionnée ». Peu après, elle se déclara prête à interpréter Marie-Magdeleine.
Le texte de Louis Gallet (1835-1898), qui devait ensuite collaborer avec Anatole France pour le livret de Thaïs, est divisé en trois actes et quatre tableaux : « La Magdaléenne à la fontaine » (passage dans lequel Massenet réutilisa un air joué par un berger à Tivoli), « Jésus chez la Magdaléenne », « Le Golgotha ; La Magdaléenne à la Croix » et « Le Tombeau de Jésus et la Résurrection », avec grand chœur final martelant les paroles « Christ est res-sus-ci-té » sur accompagnement d’orgue. Si la critique jugea cet oratorio assez peu religieux, elle en salua l’orientalisme, ou plutôt la couleur antiquisante, ainsi que la simplicité revendiquée de certains passages, comme l’Alléluia a capella chanté par Méryem et Marthe, ou la prière de Jésus et des disciples qui conclut la deuxième partie. Les confrères de Massenet furent admiratifs. Bizet lui écrivit : « Notre école moderne n’avait encore rien produit de semblable ! Tu me donnes la fièvre, brigand ! Tu es un fier musicien, va ! » Et Ambroise Thomas félicita son ancien élève : « Soyez content, votre ouvrage reviendra et restera ». Dans le Journal des Débats, Reyer salua « une œuvre remarquable, d’un coloris charmant, d’une forme exquise ». Une version scénique fut créée à Nice en 1903, puis à Paris en 1906.
Poursuivant dans le domaine de la tendresse voluptueuse à prétexte biblique, Massenet donna ensuite Eve, mystère, créé au Cirque d’Eté (Champs Elysées) par Lamoureux le 18 mars 1875, dans le cadre des concerts de la Société de l’harmonie sacrée, fondée en 1872 pour présenter au public parisien les oratorios de Bach et de Haendel. Le texte, de Louis Gallet une fois encore, se prêtait bien à l’inspiration du compositeur, notamment l’invocation à la nuit (« Quels souffles éveillés dans les sombres ramures / Font passer sur ma chair des frissons inconnus ? / […] Cette nuit odorante et chaude me pénètre… »), mais l’absence de grande aria détachable a probablement nui à son succès durable, alors que les deux airs de Marie-Magdeleine restèrent longtemps inscrits au programme des concerts. Plusieurs duos sensuels réunissent la soprano et la basse, cependant que l’action est narrée par un récitant ténor. Le petit chœur incarne successivement les Voix du Ciel et celles de la Nuit, le grand chœur les Voix de la Nature et les Esprits de l’Abîme.
Divisée en trois parties (La Naissance de la Femme – Adam et Eve / Eve dans la solitude – La Tentation / La Faute – La Malédiction), l’œuvre dure à peine une heure, ce qui en fait la plus courte des pièces sacrées de Massenet. L’accueil fut partagé, mais Gounod encouragea son élève : « déployez hardiment vos ailes et confiez-vous sans crainte aux régions élevées où le plomb n’atteint pas l’oiseau du ciel ».
Phébus ou Jésus ?
Massenet pratiqua ensuite aussi bien la cantate païenne que chrétienne, mais sans toujours retrouver le succès des premiers essais. Créé le 11 février 1879 par la Société Guillot de Sainbris, un chœur amateur, Narcisse est une « idylle plus ou moins antique, mais fraîche et gracieuse » (Revue des Deux Mondes) pour ténor solo, chœur et orchestre. Le texte est de Paul Collin, poète qui inspira à Massenet de nombreuses mélodies. Cette composition qui se termine et se ferme sur un hymne à Phébus connut une certaine popularité – à la création de Cendrillon, la critique jugea les chœurs des esprits moins harmonieux et mélodieux que celui des naïades dans Narcisse –, popularité dont témoigne l’air que Massenet en détacha sous le titre « Narcisse à la fontaine » ; En 1926, dans sa monographie consacrée au compositeur, Louis Schneider écrivait : « La plaintive cantilène de Narcisse est remarquable par ses quartes expressives, par la souplesse avec laquelle la musique y évoque les sentiments troubles, divers, aigus, qui agitent l’âme du jeune homme ».
Le 22 mai 1880, le Palais Garnier accueillit la création de La Vierge, légende sacrée, sous la direction du compositeur, mais l’on n’y retrouve pas le naturel du meilleur Massenet. Le texte était de Charles Grandmougin, à qui l’on doit aussi le livret de Hulda, l’opéra de César Franck. La première partie, « L’Annonciation », fut jugée sulpicienne ou préraphaélite, selon les points de vue. La deuxième, « Les Noces de Cana », inclut une « Danse galiléenne » qui n’est pas sans rappeler la Bacchanale de Samson et Dalila. La partitionsollicite un très grand orchestre, avec saxhorns, cornet à piston, tambour militaire, grosse caisse, cymbales, harpes et harmonium en coulisses pour les anges de l’Annonciation. Pour la troisième partie, « Le Vendredi Saint », Massenet exige aussi tonnerre, tam-tam, contre-basson et, dans la quatrième partie, un grand orgue ad libitum et des parties supplémentaires pour deux trompettes, deux saxhorns et quatre trombones. La crucifixion est néanmoins un peu moins théâtrale que dans Marie-Magdeleine. A l’insuccès relatif de la création n’échappa que le prélude de la quatrième partie, le célèbre « dernier sommeil de la Vierge », morceau dont Massenet aurait voulu qu’on le joue à son enterrement (mais le compositeur fut inhumé dans l’intimité, et dans la plus grande discrétion). Seul morceau vocal resté au répertoire, « Rêve infini, divine extase », sorte de Liebestod de la Vierge qu’interprétait Gabrielle Krauss à la création.
Après avoir célébré des figures féminines, y compris dans ses œuvres d’inspiration religieuse, Massenet semble un moment s’éloigner de ce qui était devenu sa marque de fabrique. Il compose diverses pièces sans solistes soprano, comme la Cantate en l’honneur du bienheureux J.G. Perboyre, missionnaire lazariste,pour baryton et chœur (1879), ou encoreApollon aux nymphes,ode pour ténor et orchestre, sur un texte de Paul Collin, créé à Londres en 1884 sous le titre Apollo’s Invocation (la musique en serait réemployée en 1890 pour une grande scène mystique dans Le Mage). Le 27 janvier 1887, sous la direction de Massenet en personne, est créé Biblis, « scène païenne » pour mezzo, ténor et baryton et choeur. L’orchestration ne sera réalisée qu’à l’été suivant. Alors qu’un grand chœur annonce qu’on s’apprête à célébrer la fête de Vénus (« Les amoureux s’enlacent, s’enlacent deux à deux ! »), Biblis, « fille de Cyanée et du vieux Miletus », meurt en exhalant son amour pour son bien-aimé, qui porte le doux nom de Caunus. Pris de pitié, Jupiter change la belle en source au reflet d’or. Inspiré d’Ovide, comme Narcisse, Biblis serait selon d’aucuns un petit chef-d’œuvre, relevant de l’Art Nouveau ou d’un symbolisme pré-debussyste.
Retour à l’oratorio et dernières créations
Alors qu’après La Vierge, l’oratorio français a été illustré par Mors et Vita de Gounod (1885) et la création tardive des Béatitudes de César Franck (1893), Massenet revint finalement au genre qui lui avait valu ses premiers succès. La création de La Terre promise eut lieu le 15 mars 1900, à l’église Saint-Eustache, en guise de concert inaugural des « Grands oratorios de Saint-Eustache », le même soir que La Cène des apôtres ou la Pentecôte, « scène biblique » pour chœur d’hommes et orchestre composée en 1843 par Richard Wagner. Sur sa partition manuscrite, Massenet a pris la peine d’indiquer : « Cet ouvrage a été commencé à Aix-les-Bains 1897, continué à Pourville s/mer 1898 et terminé à Egreville le 17 août 1899 ». Selon Gérard Condé, l’œuvre aurait pu être entreprise au lendemain de l’incendie du Bazar de la Charité (4 mai 1897) : Juliette Massenet, fille du compositeur, aurait dû y participer, et surtout Lucy Arbell y travaillait ! Selon Anne Bessand-Massenet, il s’agit plutôt d’un hommage à Ambroise Thomas, disparu le 12 février 1896.
Pas de librettiste, cette fois, le compositeur ayant repris directement le texte biblique. Trois parties : Moab ou l’Alliance / Jéricho ou la Victoire / Chanaan ou la Terre promise. La soliste n’intervient qu’à la troisième partie, pour incarner la Voix de Dieu, le reste de l’œuvre se partageant entre un baryton et un ténor (qui peut également être interprété par une dizaine de ténors à l’unisson). Ayant assisté à la création de La Terre promise, Gustave Charpentier résuma ainsi l’œuvre : « Un sourire de dieu après un sourire d’enfant », en se demandant « par quel prodige la plume qui écrivait Cendrillon a pu se faire tout à coup si tranquille, si sereine, et si puissante ».
Les ultimes années de Massenet sont encore marquées par diverses œuvres de circonstance, comme La Nef triomphale, créé le 29 mars 1910, intermède pour chœur et orchestre, sur un texte de Jean Aicard, commandé pour l’inauguration solennelle du Musée océanographique de Monte-Carlo, ou le Salut solennel aux aviateurs, exécuté le 18 décembre 1911 à l’Opéra par l’Association du chant choral, à l’occasion d’un gala donné au profit de l’aviation française. On n’oubliera pas les œuvres posthumes : la Suite parnassienne, fresque musicale pour orchestre, chœur et déclamation, dont la création n’eut lieu qu’en 2003, ou la Suite théâtrale, pour récitant, voix et orchestre, exécutée pour l’inauguration du buste de Massenet à l’Opéra de Monte-Carlo.