À quoi tient l’histoire ? A une bluette, pas même un air d’opéra mais une de ces mélodies sucrées qu’aimaient les années 50, à « Be my love », une chanson composée par Nicholas Brodzsky sur des paroles de Sammy Cahn à l’intention d’un jeune ténor surdoué, Mario Lanza. Si doué qu’Hollywood s’était empressé dès 1947 de le détourner du chemin qui aurait dû être le sien : l’opéra.
Né Alfred Arnold Cocozza à Philadelphie en janvier 1921 dans une famille fraîchement émigrée d’Italie, il avait emprunté son nom de scène à sa mère, Maria Lanza. Les psychanalystes apprécieront. On lit communément qu’il n’a foulé les planches qu’à deux reprises en 1948 dans Madama Butterfly, pour l’Association lyrique de La Nouvelle-Orléans. D’autres sources mentionnent des débuts en 1942 dans le rôle de Fenton des Joyeuses Commères de Windsor au Berkshire Music Festival à Tanglewood après des études de chant auprès de Boris Goldovsky et Leonard Bernstein. Son talent est tel que la route vers le Metropolitan Opera semble toute tracée. La 2e guerre mondiale et un concert à l’Hollywood Bowl en 1947 en décident autrement. Dans la salle, Louis B. Mayer de MGM, conquis, lui propose aussitôt un contrat de sept ans avec son studio. Quoi d’étonnant ! Cinq ans auparavant, le chef principal du Boston Symphony, Serge Koussevitzky, l’auditionnant, lui aurait affirmé : « votre voix est de celle que l’on n’entend qu’une fois tous les cent ans ». Adieu Alfredo dans La traviata qu’il aurait dû chanter en 1949 à La Nouvelle-Orléans. Le cinéma va dorénavant l’accaparer jusqu’à le dévorer. Juste retour de manivelle : le septième art, souvent accusé du déclin de l’opéra, allait en ravissant un de ses enfants servir à son insu la cause du genre lyrique.
Mario Lanza fait ses débuts cinématographiques en 1949 dans That Midnight Kiss avec Kathryn Grayson and Ethel Barrymore. Mais c’est The Toast of New Orleans qui l’année suivante le révèle. « Be my love », la chanson du film, devient un hit. Plus d’un million de disques sont vendus en moins de deux mois. Le biopic The Great Caruso en 1951 transforme l’essai. En incarnant sur grand écran son idole, Mario Lanza fait mieux que réaliser un rêve de gosse. Sans le savoir, il s’acquitte d’une mission prétendument impossible : rendre l’opéra populaire. Le succès du film fait connaître l’art lyrique à toute une génération. Dans le même temps, Mario Lanza dessine les contours du chanteur romantique, cette matrice lumineuse à l’intérieur de laquelle ses successeurs couleront leur voix. Combien de ténors lui doivent leur vocation ? Les « Big three » – Carreras, Pavarotti, Domingo – l’ont cité en exemple. Plus près de nous, Joseph Calleja lui a rendu hommage via Be my love, un album commercialisé il y a 5 ans. A l’écoute du ténor maltais mettant ses pas dans ceux, dorés, de son illustre aîné, on comprend le truc en plus de Mario Lanza : un sex-appeal vocal, un sourire « ultrabrite » dont l’éclat étincelle encore à l’écoute de certains de ses enregistrements réunis par Sony dans une nouvelle compilation intitulée The best of everything (le meilleur en tout)
Le meilleur en tout ? Autant les chansons populaires dessinent en lettres brillantes le nom d’un chanteur que l’on a surnommé à raison « le Clark Gable chantant », autant les airs d’opéra enthousiasment moins. Non que le chant soit indigne. Puissant, épanoui, il émane de la voix de Mario Lanza un charme radieux, une impression réconfortante de solidité comme si aucune note ne lui était impossible, comme si les ronds de jambe du Duc de Mantoue dans Rigoletto ou les sanglots rageurs de Canio dans Pagliacci n’étaient qu’une simple formalité. Peu de ténors peuvent se targuer d’une telle quinte aigüe. Peu de ténors disposent d’un tel métal, apparemment inflexible et incorruptible. Le timbre n’est pas forcément aussi enjôleur que le laissent à penser l’œil et le sourire sur l’affiche de Seven Hills of Rome, son dernier film en 1958 – moins suave et chatoyant paradoxalement dans le répertoire lyrique que dans la variété – mais c’est là affaire de goût. Si faille il y a, elle est d’abord dans l’absence de caractérisation, Face aux micros, difficile de croquer un personnage et de charger d’intention des airs censés pourtant exprimer une émotion. Il est probable aussi que Mario Lanza n’ait pas eu le temps de peaufiner sa technique. Le succès, immédiat et facile, l’aura empêché d’ajouter à sa palette des demi-teintes, des messe di voce et autres nuances sans lesquelles la palette vocale se limite à peu de couleurs. A la trappe les pianissimi pourtant écrits du si bémol de Radamès dans Aida ou de Don José dans Carmen ! A moins qu’il ne s’agisse là d’une manière sportive de concevoir le chant lyrique, de l’envisager sous l’angle d’une performance athlétique où la finesse du trait importerait moins que sa force. Du muscle, un point c’est tout. C’est déjà beaucoup.
Il ne faut finalement pas chercher dans les grands airs d’opéra le legs de Mario Lanza. Ce qui fait aujourd’hui sa modernité se trouve dans un répertoire parallèle où Christmas songs, mélodies napolitaines et chansons d’amour se confondent. S’il ne fut le premier, du moins fut-il le plus célèbre de ceux qui mirent leur voix d’opéra au service d’un répertoire populaire. Les trois ténors ne feront qu’exploiter le filon. Désormais, tout ténor un tant soit peu célèbre se doit de sacrifier à ce que l’on appelle le « crossover ». Giuseppe Di Stefano, Luciano Pavarotti, Placido Domingo hier ; Jonas Kaufmann, Roberto Alagna, Vittorio Grigolo aujourd’hui, tous héritiers de Mario Lanza.