Lors de sa création en 1995, la production de Lucia di Lammermoor signée Andrei Serban avait suscité la désapprobation d’une partie importante du public. Plus de vingt ans ont passé et force est de reconnaître que le spectacle a plutôt bien vieilli. Loin de toute imagerie romantique, cette Lucia égarée dans un monde exclusivement masculin, dans un décor peuplé de soldats et de culturistes, qui oscille entre la chambrée et la salle de musculation, femme-objet manipulée par les hommes qui lui sont proches, est finalement convaincante. Moins heureux est le traitement des chœurs, vêtus en bourgeois du dix-neuvième siècle. Placés au-dessus des personnages derrière une rambarde, ils assistent à la folie de l’héroïne comme le public qui venait assister aux leçons du Professeur Charcot à la Salpétrière. La scène du mariage où Lucia, à qui son confesseur fait avaler de force un comprimé, est habillée manu militari en mariée et jetée dans les bras d’Arturo n’a rien perdu de son impact dramatique.
En une vingtaine d’années, cette production inaugurée par Roberto Alagna et June Anderson, a vu se succéder nombre d’interprètes de renom. Lors de la dernière reprise, à l’automne 2013, Patrizia Ciofi et Vittorio Grigolo incarnaient les deux héros tragiques en alternance avec Sonia Yoncheva et Michael Fabiano, deux jeunes talents à la gloire montante qui ont fait depuis leur chemin.
Cette année c’est également à deux jeunes artistes prometteurs que sont confiés ces personnages au sein d’une équipe homogène et sans faille sous la baguette nerveuse de Riccardo Frizza à la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Paris à son meilleur. Regrettons que le duo entre Edgardo et Enrico qui précède la scène de la folie soit passé à la trappe. Les Chœurs, remarquables de bout en bout, ponctuent le drame avec conviction comme en témoigne, par exemple, la terreur qu’ils expriment dans leur réplique « Par dalla tomba uscita ».
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris
Les seconds rôles n’appellent aucune réserve. Gemma Ní Bhriain est une Alisa irréprochable. Oleksiy Palchykov possède une voix claire et bien projetée. Son Arturo naïf et fat est tout à fait convaincant. Rafal Siwek est doté de moyens prometteurs, timbre de bronze et voix homogène, qui font de lui un Raimondo de premier plan en dépit d’un registre grave confidentiel à l’extrémité de sa tessiture (la fin de la phrase « Rispettate almen di Dio la tremenda maesta » durant la scène du mariage est tout juste audible). Tous trois contribuent grâce à leurs qualités vocales, à faire du célèbre sextuor un des grands moments de la soirée. Yu Shao n’est pas en reste, qui campe un Normanno sonore et perfide à souhait.
Artur Ruciński avait fait l’an passé des débuts remarqués à l’Opéra Bastille en incarnant un Don Giovanni à la voix séduisante et insolemment projetée. Cette année son Enrico bénéficie des mêmes qualités vocales auxquelles s’ajoute une belle présence théâtrale. Le baryton polonais interprète avec conviction ce frère autoritaire et égoïste. Piero Pretti avait également attiré l’attention sur lui au cours de la dernière saison grâce à son Pinkerton élégant et raffiné. En dépit d’une palette de couleurs relativement restreinte, sa ligne de chant irréprochable et l’homogénéité de sa voix sur toute la tessiture conviennent davantage à un rôle belcantiste comme celui d’Edgardo. La scène finale emplie d’émotion que propose le ténor sarde est chaleureusement accueillie par le public.
Rosina espiègle et piquante à l’automne 2015, Pretty Yende revient cette saison dans un rôle dramatique que les plus illustres cantatrices ont interprété avant elle. Elle aborde donc son premier air avec une prudence toute compréhensible. Son timbre corsé exerce une séduction immédiate même si l’on aurait souhaité davantage de mystère dans les premières phrases de « Regnava nel silenzio » et davantage d’effroi lorsqu’elle évoque l’apparition du fantôme mais très vite la magie opère et la salle tombe sous le charme de cette voix pulpeuse, admirablement conduite. La cabalette – doublée – est spectaculaire. La soprano sud-africaine éblouit par sa facilité à émettre des suraigus lumineux, son agilité extrême dans les vocalises et l’audace de ses ornementations. Au fil des actes elle gagne en assurance et propose une scène de la folie absolument spectaculaire tant sur le plan vocal que dramatique qui lui vaut une ovation debout et des applaudissements sans fin.