Camille Saint-Saëns fut un fervent défenseur de Richard Wagner avant de devenir un de ses plus féroces adversaires. Défaite de 1870, défense de la musique française… Les raisons de ce revirement ont été longuement analysées (on peut lire à ce sujet l’article de Jacques Bonnaure dans Le Museé virtuel Richard Wagner). Reynaldo Hahn, dans son journal récemment publié chez Gallimard*, donne une autre explication.
A Bayreuth un soir de 1876, Liszt invite Saint-Saëns à Wahnfried – la demeure de Richard Wagner – et après avoir vanté ses talents d’improvisateur, lui demande de se mettre au piano. Pendant une heure, Wagner « intéressé » écoute attentivement le musicien français se livrer à des improvisations « éblouissantes » sur des thèmes de la Tétralogie. Puis Liszt, « avec sa bonté habituelle », désireux d’honorer leur jeune visiteur, joue à son tour sa récente transcription de la Danse Macabre – poème symphonique de Saint-Saëns créé une année auparavant à Paris. « Wagner, « aussitôt moins attentif », écoute poliment les premières pages, puis à la reprise d’un des thèmes, se lève et se met à « danser une danse burlesque en faisant voleter les pans de sa robe de chambre ». Saint-Saëns, d’un geste, prie Liszt d’arrêter de jouer. Malaise dans l’assemblée. Seul Wagner imperturbable se rassoit et continue « de causer gaiement » comme si de rien n’était.
Reynaldo Hahn écrit ne pas douter de la véracité de l’anecdote qu’il tenait d’Albert Lavignac – auteur du fameux Voyage artistique à Bayreuth. Ce dernier, prétendument présent lors de la scène, aurait ajouté « Saint-Saëns, qui avait toujours vénéré Wagner, n’a jamais pu oublier cet incident ». Et Hahn de conclure « ca expliquerait bien des choses… ».
L’hostilité de Saint-Saëns envers Wagner, auquel on le confrontait souvent, perdura jusqu’à ses derniers jours. Dans une lettre à son éditeur un mois à peine avant sa mort, le 2 novembre 1921, il pestait : « Mais que c’est donc agaçant de voir qu’on ne peut parler de moi sans parler de Richard. C’est plus qu’agaçant, c’est insupportable ! »
* Reynaldo Hahn, Journal 1890-1945, anthologie établie, présentée et annotée par Philippe Blay sous la direction de Jean-Yves Tadié (nrf, Gallimard, 2022)