Interrogeons le sens de « L’épreuve du silence » dans La Flûte Enchantée de Mozart à l’occasion de la reprise de la production de Robert Carsen à l’Opéra de Paris (plus d’informations).
Quelle étrange idée que de soumettre des personnages d’opéra à une épreuve du silence ? Tamino ne chante finalement qu’une aria dans toute La Flûte enchantée. L’initié aux Mystères d’Isis et d’Osiris doit tout d’abord apprendre à se taire. Ce n’est pas le cas de tous les parcours initiatiques à l’opéra : Psyché ne doit pas voir celui qui la comble, Orphée aux enfers ne doit pas se retourner, Persée ne doit pas fixer Méduse… L’interdit porte sur le regard et n’empêche pas de chanter, de se faire « lyrique ». Dans l’opéra de Mozart cependant, le silence de l’initié semble plaire aux divinités Isis et Osiris !
Plus encore, quel est le sens d’une épreuve qui consiste à se taire devant la détresse de sa bien aimée ? Tamino retrouve sa fiancée et ne lui dit pas un mot, respectueux de la règle – totalement, absolument – tandis que Pamina elle perd pied et… se sent mourir, dans la plus grande solitude (sic). Tamino doit-il rester de marbre devant la souffrance de la jeune fille ? L’interdit de la parole vise-t-il à renforcer la maîtrise de soi devant la souffrance… féminine ? Le silence dans La Flûte Enchantée ne laisse pas d’interroger.
Le silence à la lettre
Les deux prêtres du Temple de la Sagesse présentent l’épreuve du silence en ces termes : « Tu vas voir Pamina mais tu ne dois pas lui parler ». Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce que manque la parole ? Qu’est-ce que le silence permet ? Sarastro accueille Tamino victorieux avec ces mots : « Prince, ta conduite fut jusqu’ici digne d’un homme et sereine. ». Répondre aux larmes de Pamina, c’est se perdre dans le torrent de l’affectivité féminine ?
Pas un mot pour Pamina, pour laquelle Mozart a tout de même composé les accents les plus bouleversants. Les maîtres de la parole sont-ils simplement capables d’écoute ?
Il est permis de proposer une autre interprétation du silence, à la lumière de l’épreuve qui la suit. Quand Tamino se retrouvera face aux Portes de l’Effroi, les deux Hommes en armes lèveront certes l’interdit de la parole mais Pamina l’invitera à jouer de sa flûte, précisément : « Maintenant viens et joue de ta flûte ; qu’elle nous guide sur la terrible route. Par le pouvoir de la musique, nous marchons joyeux à travers l’obscure nuit de la mort ».
L’invitation à la musique
Le silence de la parole ne veut pas dire le silence du chant ou le silence de la flûte, surtout si elle est enchanteresse. L’interdit de la parole serait-il invitation à la musique ? Pourquoi Tamino devant Pamina n’a-t-il pas pris sa flûte pour lui chanter son amour ? Il n’aurait pas parlé et il l’aurait aimé. Il faut savoir se taire en effet pour partager le chant de la flûte ? Il y a des paroles qui sonnent faux et il y a des chants qui rapprochent les cœurs ? L’initiation de Tamino et de Pamina pourrait bien être une initiation « lyrique ». Peut-on identifier dans leur parcours ces moments où la parole se fait musique et chante la résonance des âmes ?
Lorsque Pamina finit par retrouver Tamino devant les Portes de l’Effroi, quels sont ses mots pour son fiancé ? Quel motif épouse sa voix ? « Tamino mein » reprend très précisément le motif musical qui avait été celui de Tamino, médaillon à la main, émerveillé de la rencontre de Pamina « Dies Bildnis » ( saut de sixte suivi d’une descente de doubles croches conjointes ). Ainsi, ce n’est pas le Tamino du respect littéral de la règle du silence qu’elle vient retrouver – d’ailleurs quel motif aurait-elle bien pu épouser ? – mais bien le Tamino émerveillé devant la beauté de la jeune fille. Encore faut-il savoir rester fidèle à ses premiers élans !
Les errances de la parole
Ce qui sépare ces deux rencontres – la rencontre en image et la rencontre véritable – ce sont les errances de la parole et le temps de l’initiation. A plusieurs reprises en effet Tamino et Pamina font l’expérience d’une certaine défaillance de la parole. Pour commencer, Tamino et Pamina s’évanouissent à peine entrés en scène. Le prince venu d’orient chasse à l’arc avec un carquois sans flèche et s’évanouit devant un serpent. La princesse en fuite est rattrapée par le libidineux Monostatos et s’évanouit. Ainsi, la parole dans cet opéra commence par s’évanouir.
Face aux autorités du Temple de la Sagesse, Tamino affirme avec force chercher « Amour et Vertu » pour s’apercevoir bientôt qu’il est animé par « la Haine et la Vengeance ». Plus tard, il joue de la flûte pour faire venir Pamina mais à peine répond-t-elle à son appel qu’il part dans la mauvaise direction. L’entretien avec l’Orateur et la découverte de la « nuit éternelle » n’y auront rien fait.
Pamina, quant à elle, soutient avec force que ce qu’il faut dire c’est « La vérité, la vérité ! Quand elle serait un crime ». Et c’est avec beaucoup de noblesse qu’elle dit la violence dont elle est l’objet. Mais quand le Grand Prêtre Sarastro la relève et dit tout connaître de son cœur, la seule vérité du cœur qu’elle trouve à dire, c’est celle de sa mère – son devoir filial envers sa mère. Elle n’aura pas un mot pour Tamino – son amour pour le jeune prince reste sans voix. Ainsi, la parole en dit trop ou trop peu et a tôt fait de manquer la vérité des sentiments. Il n’est pas facile de rester fidèle à ses premiers élans !
Curieuse dissymétrie
Il y a cependant une curieuse dissymétrie entre Tamino et Pamina. Aussi surprenant que cela puisse paraître, si c’est bien Tamino qui fait l’objet d’une initiation aux Mystères d’Isis et d’Osiris, c’est Pamina – écartée d’une initiation réservée aux hommes – qui semble finalement la grande initiée de ce parcours. Pendant que Tamino passe par les épreuves codifiées de l’initiation, Pamina elle subit de manière anarchique des épreuves autrement difficiles – le nouvel assaut de Monostatos, le reniement de sa Mère, la bienveillance de Sarastro, le silence de Tamino.
Ce silence de Tamino en particulier – ce silence de la flûte – confronte Pamina à un grand vide. Pamina se sent mourir – « Ach, ich füll’s ». Le Tamino rêvé, imaginé, espéré, est le grand absent de la rencontre. Vide de l’orchestre, qui se retire peu à peu jusqu’à ce que la voix de Pamina ne se soutienne plus que par elle-même et… s’évanouisse dans un dernier souffle. Mort symbolique en vérité car la jeune fille s’éprouve paradoxalement vivante dans l’enfer du silence – expérience fondatrice pour celle à qui n’était pas destinée l’initiation. Et c’est étonnamment couverte du voile des initiés qu’elle retrouve Tamino… pour le dernier adieu.
Pamina l’initiatrice
Lorsque contre toute attente Pamina prend l’initiative de rejoindre Tamino devant les Portes de l’Effroi, elle le rejoint avec ces mots d’une grande profondeur : « Je serai en tout lieu à ton côté. Je te conduirai moi-même, L’amour me guidera ! ». La voix de Pamina monte par degrés et l’orchestre retient son souffle avant que le motif du Tamino émerveillé ne réapparaisse sur la phrase « Il (l’amour) jonchera de roses le chemin, parce que les roses sont toujours proches des épines ».
Cette initiative change singulièrement le cours du récit. Au premier acte, Tamino, nouvel Orphée, venait libérer Pamina des enfers; au second acte, Pamina, nouvelle Béatrice, conduit Tamino des ténèbres à la lumière. La promise devient l’initiatrice. Passée par l’enfer du silence, Pamina conduit « joyeuse » Tamino « à travers l’obscure nuit de la mort. ». Pamina inspirée chante ici une mélodie d’une grande sérénité, reprise par Tamino, dans un formidable duo d’amour en fa majeur – inouï, confiant, lumineux – accompagné à la tierce par les deux Hommes en armes. La parole se fait musique au seuil de la mort.
Eloge de la transmission
Et c’est en tant que couple que Pamina et Tamino passent les Portes de l’Effroi, laissant derrière eux la guerre des sexes qui avait vu s’affronter Sarastro et la Reine de la Nuit. Pamina et Tamino réussissent là où la génération précédente avait échoué – franchir ensemble l’épreuve ultime. Sarastro avait bien perçu la valeur de Tamino, il n’avait probablement pas imaginé la promise devenir l’initiatrice. Le langage des prêtres du Temple de la Sagesse porte encore la marque d’un certain rejet du féminin, surtout lorsque ce féminin prend les accents de la Reine de la Nuit.
La noblesse de Sarastro est cependant de laisser faire Pamina et Tamino – de leur laisser la liberté de donner leur voix aux Mystères d’Isis et d’Osiris. Pamina et Tamino chantent ainsi les paroles de l’amour avec une simplicité, une jeunesse et une grâce inouïes. L’initiation aux petits et grands Mystères – le silence et la mort – n’est-elle pas une invitation à réenchanter la Parole ?