C’est indéniable, les majors du disque font la part belle au chant français. On ne compte plus les récitals de Roberto Alagna, exercice qui donna au grand ténor l’occasion d’exposer aux mélomanes du monde entier son plumage vocal chatoyant et lumineux. Natalie Dessay n’est pas en reste et partage aujourd’hui avec son ami Roberto le sommet du palmarès. Il suffit aujourd’hui de taper ces deux noms dans iTunes pour se rendre compte de l’ampleur de l’opération. Roberto Alagna y compte la bagatelle de trente-cinq entrées alors que Natalie Dessay en compte vingt-cinq. Loin derrière on retrouve Philippe Jaroussky qui, indéniablement, a toujours semblé préférer la qualité à la quantité et Patricia Petibon dont l’héritage discographique constitue peut-être le plus grand handicap. On est très loin évidemment du recordman absolu de l’exercice, Dietrich Fischer-Dieskau, qui a lui seul compte plus de cent-dix entrées : récitals, intégrales et compilations confondus. On ne compte pas non plus Luciano Pavarotti, qui n’est pas en reste avec plus de cinq pages d’entrées.
Roberto Alagna, chez EMI, a vécu un rêve : son premier récital est une carte de visite miraculeuse, témoin fidèle de ce talent incomparable. La suite est une succession de réussites éclatantes (l’album Berlioz !) et de bides gustatifs fondamentaux (Petit Papa Noël !) Natalie Dessay, cher Virgin est toujours parvenue à éviter le pire ; ses moins bons disques n’étant au fond que de petites déceptions, comme ces airs de concert de Mozart, métronomisés par le patriarche Theodor Guschlbauer. Mais pour combien de succès ? Les airs d’opéra français doivent figurer dans toute bonne discothèque et les héroïnes Mozartiennes sont hallucinantes.
En marge des majors, il faut remarquer que Naïve a fait à Sandrine Piau le cadeau d’une discographie quasi-idéale. Un récital Mozart répondant à un récital Händel – tous deux exemplaires de style, de musicalité, de bon goût et qui allient à une réussite artistique totale un soin éditorial rare – forment le socle inébranlable de la carrière de Piau.
Ces quelques artistes légitimement gâtés par l’industrie du disque laissent à leurs côtés un essaim d’orphelins ignorés de manière incompréhensible. Ludovic Tézier, par exemple, qui triomphe sur les scènes du monde entier, n’a qu’une seule entrée à son nom sur iTunes, et il s’agit du récital collectif qu’il donna à Vienne avec d’autres chanteurs. Comment accepter le fait que cet immense artiste imite dans sa traversée du désert discographique le parcours tout aussi étonnant de Michel Dens, d’Ernest Blanc, de Robert Massart qui une fois retirés des scènes abandonnaient leurs fans à quelques rares galettes pour la plupart jamais rééditées ?
Quand notre rédacteur en chef, Christophe Rizoud, demandait à l’intéressé s’il avait des projets de disques, celui-ci nous répondait « Ce sera une histoire d’opportunité ; des choses pourraient se faire… Mais les contrats exclusifs avec les maisons de disques se raréfient même pour les copains ténors, alors pensez, pour nous les barytons ! » On imagine le pauvre Ludovic allongé sur la peau d’ours qui garnit son living, attendant vainement qu’une maison de disque le contacte et maudissant –à raison- les producteurs paresseux et damnables qui négligent son talent.
Et Yann Beuron ? On le voit partout ; chacune de ses apparitions scéniques est l’occasion de tressages de couronnes ; c’est tout juste s’il n’a pas été canonisé par le Pape, tant son talent est évident et semble lui avoir été offert, sur un plateau de chrome, par le Tout Puissant lui-même, avec une dédicace perso et un bouquet de glaïeuls. À chaque fois que Yann Beuron a participé à un enregistrement d’opéra, son talent a été bruyamment loué par la presse, rarement aussi unanime. Il a contribué à des enregistrements de mélodie, chez Timpani notamment et là encore le résultat n’est rien d‘autre qu’enthousiasmant. Il y aurait des merveilles d’airs d’opéra comique français à lui faire enregistrer à la pelleteuse. Mais non, rien, Yann lui aussi attend près de son téléphone en versant de grosses larmes qui rien ne parvient à sécher.
Dans l’ombre de Natalie Dessay, peut-être, croupit Annick Massis. Probablement la seule française vivante à faire régulièrement la nique aux cantatrices italiennes, dans leur propre répertoire dans de nombreux théâtres de la péninsule – et pas des moindres. Triomphe à Pesaro, triomphe à Vérone, triomphe à La Scala. On serait légitimement en doit d’attendre un petit récital, fût ce de soubrettes françaises ou de grands airs du belcanto. Mais non, rien.
Et Sophie Koch ? N’est-elle pas aujourd’hui l’égale d’une Susan Graham ? Ne la voit-on pas traîner sa superbe carcasse sur les scènes les plus prestigieuses du monde civilisé ? C’est à croire qu’elle n’a jamais triomphé à Covent Garden. Las, las, las, il n’est pas un petit label digne de ce nom qui vient soupirer à ses pieds, à part pour du lied, évidemment (c’est moins cher à enregistrer). Or sa porte blindée devrait être assaillie de quémandeurs de tous poils, la suppliant d’enregistrer sur leur label n’importe quel récital de son choix.
Et Béatrice Uria-Monzon, et Stéphane Degoût, et Sylvie Brunet, et Norah Amsellem et Mireille Delunsch ?
La liste est longue, des chanteurs sans label. Le marché du disque n’est pas seul coupable, car bien que celui-ci s’effondre lamentablement, on voit toujours sortir des albums improbables tels que l’intégrale des sonates pour clavecin et théorbe de Geminiani ou encore une Histoire de la sacqueboute à la Cour d’Alphonse XIII et XIV. Ce qui manque aujourd’hui, ce ne sont ni des moyens, ni même des occasions, c’est de l’imagination, ce sont des amoureux de la voix – comme sut l’être le bon Walter Legge – ce sont des visionnaires.
Bah, contentons nous pour l’heure de la sacqueboute et de petit Papa Noël.
Hélène Mante