C’est le poète Léon Durocher qui définit ainsi, à la fin du XIXe siècle, celle qui est devenue et restée l’une des figures les plus emblématiques de la vie musicale française et européenne. Cantatrice adulée, pianiste de tout premier ordre, pédagogue née et compositrice « de génie » comme le dira Liszt, on s’attache pourtant à ne retenir que le premier de ces nombreux dons – qui ne fut certes pas le moindre. La mémoire de ses propres œuvres, nombreuses, nous revient cependant encore faiblement. Du reste, la plaque que l’on peut voir sur l’immeuble où elle vécut ses 25 dernières années boulevard Saint-Germain à Paris, n’évoque-t-elle pas Pauline Viardot, « cantatrice et compositeur » (sic) ?
L’héritière
Quel destin pour Michelle Ferdinanda Pauline Garcia, son nom de baptême ! Elle est la divine surprise d’un couple quarantenaire qui avait déjà eu deux enfants bien des années auparavant. Son père, Manuel Garcia, tenorissimo – mais aussi baryton à ses heures – espagnol, impresario de sa propre troupe, compositeur, chef d’orchestre, a 46 ans lorsque naît à Paris voici 200 ans ce 18 juillet, celle qui gardera toujours pour seul prénom son troisième, Pauline. Sa mère, Joaquina Sitchès, elle-même cantatrice et actrice, en a 40.
Dans la famille Garcia, on est musicien et saltimbanque, qu’on le veuille ou non. Manuel, chéri par Rossini, créateur d’Almaviva en 1816, est ce que l’on appelle un tempérament. Les aînés l’ont déjà appris à leurs dépens : il y avait déjà eu Josefa, fille d’un premier mariage, grande cantatrice dont le père vénère la voix qu’il trouve supérieure à celle de sa deuxième fille, Maria, née 13 ans avant Pauline. Maria, la future Malibran, laissera pourtant une trace bien plus grande dans l’histoire de l’opéra. Entre les deux, Manuel junior, qui choisira l’enseignement et la recherche – il inventera le laryngoscope moderne – et mourra centenaire. Pauline grandit au milieu des orages incessants entre son père et sa sœur Maria, dont Manuel n’aime pas la voix. Il enseigne aux deux aînés l’art lyrique et dramatique non sans brusqueries. Mais Pauline grandit aussi au milieu d’un monde empli de partitions, de voix, d’orchestres et d’instruments. Enfant chéri, elle fait l’objet de la vénération de l’enfant qu’on n’attendait plus. Elle n’aura pas la même relation à son père et se montrera bien plus patiente que sa grande sœur, tout aussi volcanique que leur père, et qui disparaîtra à cause des séquelles d’un stupide accident de cheval, à l’âge de 28 ans, au grand désespoir de Pauline, déjà vivement éprouvée par la mort de Manuel Garcia en 1832.
Maxico ? Mexico !
C’est à Mexico, théâtre d’une tournée de la troupe Garcia, que Pauline commence à apprendre le piano et s’exerce après le retour à Paris en accompagnant Adolphe Nourrit, élève de son père, et qui est devenu l’un des plus grands ténors de son temps. Elle apprend la composition avec Reicha et va surtout perfectionner l’art d’accompagnatrice au piano avec rien moins que Franz Liszt, idole internationale et tombeur de ces dames. Pauline a 13 ans et devient, elle aussi, tout à fait amoureuse de son professeur. Elle s’en souviendra bien plus tard : « Chaque samedi, il me donnait une leçon d’accompagnement. En m’habillant pour aller chez lui, j’éprouvais une telle émotion et ma main tremblait si fort, que je ne parvenais pas à lacer mes bottines. Quand je sonnais à sa porte, mon sang se figeait ; quand je l’apercevais, je fondais en larmes. Et d’ailleurs, il recevait sans trop de fatuité ces hommages, les jugeant naturels et légitimes ».
Elle n’a pourtant rien d’une midinette. Pauline est douée, profondément. Elle est moins éruptive que sa sœur, mais tout aussi déterminée et très réfléchie. Elle rencontre ses premiers succès comme pianiste et accompagnatrice de celle qu’on appelle désormais partout « La » Malibran, à l’italienne. Les vicissitudes de la vie et la mort de sa sœur menacent toutefois bien vite ce talent naissant.
Pourtant, un jour de 1837, sa mère avec laquelle elle est restée seule après le départ de son grand frère, lui demande de chanter un air de Rossini. Pauline s’exécute. Joaquina est foudroyée : « Ferme ton piano, tu chanteras désormais ». Elle ne fermera jamais totalement son piano, qu’elle aimait extrêmement et y surprendra même Chopin par son talent. Mais elle sait désormais que la voie de sa gloire est ailleurs.
Dès lors, comme elle a appris à la faire, elle se lance avec acharnement dans le perfectionnement de sa technique, sous la direction bienveillante mais ferme de sa mère. Le premier essai a lieu à Bruxelles, où les deux femmes résident chez Charles de Bériot, dernier compagnon de Maria Malibran. Dans l’assistance se trouvent rien moins que le couple royal et tout le corps diplomatique. Une tournée suit en Allemagne, toujours devant le parterre le plus prestigieux. Elle chante de tout, y compris des chansons espagnoles de son défunt père, et remporte un succès qui n’est pas seulement celui – marketing – de la « sœur de »… malgré une apparence vestimentaire (elles ne se ressemblaient pas du tout physiquement) et surtout une voix très proches. Il n’empêche : on parle bien des « concert de Mlle Garcia » et pas d’une autre. En deux ans, toute la société musicale est conquise. Toute ? Non ! Car un critique sévère résiste encore à la gloire naissante, Hector Berlioz. Il faut dire qu’elle a le malheur de chanter du Gluck, idole du jeune compositeur, à la manière de Bellini. Elle s’attire donc les foudres du critique : « Mlle Garcia, en substituant aux notes élevées de Gluck les sons de contralto qu’elle fait vibrer avec tant de bonheur, est aussitôt sortie du rôle d’Eurydice, a rompu le charme qui la soutenait, a détruit la vérité et l’unité de la conception du maître, et au lieu de l’épouse d’Orphée, au lieu d’une création digne de la poésie antique, ne nous a plus donné qu’une cantatrice moderne, à la voix très étendue »[1]. On voit qu’il ne méconnaît pas le velours tout à fait extraordinaire de sa voix, contralto qui pouvait aller jusqu’au soprano : une amplitude de deux octaves et une quinte écrira-t-il plus tard, en s’amendant quelque peu à son sujet…
La bête de scène adulée et « partout chez elle »
Pauline entre donc la tête haute dans le grand monde de l’opéra parisien, au Théâtre-Italien fin 1839, et avec Rossini, bien sûr : Desdemona, Cenerentola, Rosine, Tancrède. Elle éblouit le public, qui après avoir comparé tant et plus les deux sœurs, reconnaît le talent incomparable de la dernière des Garcia. Il faut dire qu’elle met elle-même, sans rien se laisser dicter, beaucoup d’intelligence dans les rôles qu’elle incarne en tragédienne. Qui d’autre après elle saura mêler à ce point art dramatique et génie du chant, à part sans doute Maria Callas, dont Pauline sera un modèle revendiqué ?
À Paris, tout le monde parle du phénomène. Le directeur du Théâtre-Italien, Louis Viardot se frotte les mains. Une étoile est née chez lui. George Sand, nouvelle fan inconditionnelle de Pauline qu’elle est allée entendre et qui l’a bouleversée, se met en tête d’unir la jeune chanteuse avec le directeur du théâtre. Celle qui restera jusqu’au bout une amie très proche n’est certes pas du genre à jouer les entremetteuses pour donner un protecteur à une artiste naissante comme cela se pratique tant à l’opéra et crée tant de situations sordides pour les jeunes femmes. Non, elle sait que cette union donnera à Pauline toute la latitude de développer ses talents sans souffrir de la domination malsaine d’un homme fortuné qui l’abandonnerait tôt ou tard. Sand connaît assez Louis Viardot pour ne rien craindre pour Pauline. La manœuvre, façon blitzkrieg, de George Sand réussit très vite. Pauline est un peu décontenancée, sa mère assez hostile à l’opération qu’elle ne regrettera jamais et voici la jeune femme Mme Pauline Viardot, épouse d’un homme de 20 ans son aîné, avec qui elle aura quatre enfants. Il aura toujours pour elle la plus grande admiration et la plus grande douceur, conscient qu’elle n’a pas de passion pour lui, compréhensif pour ses coups de cœur, ami sincère de ceux qui approcheront de très près Pauline au point de créer des doutes, comme Tourgueniev. C’est un mariage entre deux amis, deux complices, en quelque sorte. Viardot commencera par démissionner pour s’occuper de la carrière de sa femme sans avoir à mélanger les genres avec la direction d’un théâtre. Paradoxe ? Droiture ! Cet homme de lettres érudit et avisé sera jusqu’à sa mort, en 1883, un compagnon idéal pour Pauline, plein de sagesse et d’attention pour celle qui n’a certes pas besoin qu’on la bride et qui ne l’aurait pas accepté, et qui aura toujours pour cet homme qu’elle n’aimait pas d’amour une affection sincère et profonde.
Rivalités
Mais dans le Paris artistique de la Monarchie de Juillet, le couple Viardot a des ennemis. Les plus acharnés sont ceux ou plutôt celles qui veulent une place au soleil du succès. C’est le cas notamment de Giulia Grisi aux Italiens ou de Rosine Stolz à l’Opéra. Les grands théâtres parisiens lui ferment leurs portes, mais Pauline n’a pas besoin de livrer bataille : si on ne veut pas d’elle, elle part. L’Europe a déjà entendu parler du phénomène et la réclame, ce qui convient bien à cette globe-trotteuse infatigable : « Rien ne lui était étranger et elle était partout chez elle » commentera Saint-Saëns.
L’Angleterre, qu’elle n’aime guère et surnomme la Gloterre, lui fait un triomphe. L’Espagne, le pays de ses racines, où elle semble renaître, frise l’hystérie partout où elle chante. L’Allemagne et l’Europe centrale, qui avaient accueilli ses premiers succès comme accompagnatrice de sa sœur, la couvrent d’honneurs. Puis la Russie, qu’elle chérira toujours, l’accueille presque en demi-déesse. Est-ce un hasard si Ivan Tourgueniev – rencontré en 1843, son omniprésent « amireux » pourrait-on dire, dont elle est la muse, l’égérie, qui partagera si longtemps et partout le quotidien des Viardot à Baden-Baden, à Bougival et rue de Douai à Paris – est-ce un hasard si le second homme de sa vie est russe ? Il y a entre Pauline et Ivan un lien d’une force inépuisable que seule la mort interrompra et que Maupassant qualifiera de « plus belle histoire d’amour du XIXe siècle ».
Ces années de voyages incessants, cette errance triomphale, contribuent largement à façonner la légende de Pauline Viardot. Pendant ce temps là, Paris, qui aime décidément dédaigner ses meilleurs artistes, continue avec constance à lui refuser toute scène, malgré une polémique croissante entre « contre » et « pour ». Il faudra attendre la chute de la monarchie et l’avènement de la république en 1848, pour que ce couple de républicains convaincus et militants retrouve le chemin des théâtres parisiens. Meyerbeer, qu’elle a rencontré lors d’un séjour à Berlin, lui offre l’un des grands rôles de sa vie, Fidès, dans Le Prophète, qui constitue son grand retour parisien, à l’Opéra. Devant le Tout-Paris, son triomphe est tel qu’il efface d’un coup ces années de bouderie typique de la capitale française envers ses meilleurs artistes. Cette fois, même Berlioz rend les armes : « Madame Viardot est l’une des plus grandes artistes qui vient à l’esprit dans l’histoire de la musique passée et présente (…)[2]. »
Entre deux nouveaux voyages en Europe, après Meyerbeer, c’est Gounod, encore peu connu et qu’elle avait rencontré une première fois à la Villa Médicis lors de son voyage de noces, qui lui propose un autre rôle à sa mesure avec Sapho. L’œuvre, plus déroutante pour le public, n’est pas un grand succès, mais Pauline peut à nouveau y prouver s’il en était besoin la bête de scène qu’elle est. Une mauvaise cabale inventera pourtant une liaison entre Gounod et Pauline, sous le regard hypocrite de la belle-famille du compositeur dont l’épouse est d’une jalousie maladive. Cet épisode grotesque dont Gounod ne sort pas grandi mettra pour un temps entre parenthèses les relations entre les Viardot et cet « homme bête au cœur lâche » qu’éreinte George Sand.
Les soirées de la rue de Douai entre « musique de l’avenir » et défense du répertoire ancien
Dans leur domicile parisien de la rue de Douai, les Viardot deviennent la coqueluche des intellectuels et la bête noire de Louis-Napoléon Bonaparte, que Louis Viardot n’aime pas et dont il regrette amèrement et publiquement l’élection à la présidence de la République. Le coup d’Etat du 2 décembre 1851 ne les surprend pas et met un coup d’arrêt à la bonne fortune des Viardot sur les scènes parisiennes. Mais à l’image des salons de Madame Récamier qui accueillait les opposants à Napoléon, l’affluence des artistes et intellectuels rue de Douai ne faiblit pas. Même Berlioz, qui s’accommode pourtant bien du nouveau régime, y dîne souvent en ami avec Delacroix, Rossini et d’autres fidèles.
Pauline Viardot, curieuse de tout, y accueille Wagner lors de son séjour de 1860-1861, qui finira si mal. Lorsque Saint-Saëns lui avait déchiffré Lohengrin au piano, Pauline avait rivalisé de qualificatifs qui allaient de « l’ennuyeuse laideur » à la « pompeuse nullité » en passant par « l’extravagante insignifiance » ! Pourtant, dans ses salons, elle sera l’une des premières à chanter Isolde aux côtés du Tristan interprété par le compositeur, devant un Berlioz quelque peu interdit. Pauline Viardot n’en mettra pas moins beaucoup de temps à s’intéresser plus sérieusement à la musique de Wagner, jusqu’à devenir quelques années plus tard « wagnérienne jusqu’au bout des ongles » comme elle l’écrira à Tourgueniev.
Si Pauline Viardot ouvre donc progressivement une porte à la « musique de l’avenir », elle est aussi l’une des rares, en son temps, à défendre la musique ancienne et baroque. Bach, qui est pour elle « comme du bon pain », Palestrina, Haendel, Gluck, Lully et d’autres : Pauline se dépense pour faire redécouvrir ce répertoire alors presque totalement oublié. Pour faire un pont avec le présent, elle finit par accepter d’incarner l’Orphée de la relecture du chef-d’œuvre de Gluck par Berlioz en 1859, laquelle donne lieu à de véritables joutes entre les deux musiciens, tant Pauline a désormais une autorité et une sûreté de jugement en matière de composition qui en remontrent même à Berlioz. La première d’Orphée et Eurydice, par le délire qu’elle suscite, sera une forme de consécration de sa carrière de chanteuse, le rôle par lequel elle pourra clore sa carrière sur scène quelques années plus tard. Il n’en faut pas plus pour que Berlioz, dont on connaît la capacité à devenir une torche vive, se prenne d’une passion soudaine et dévorante, à 56 ans, pour son interprète. Souveraine et lucide, Pauline Viardot accueillera ce coup de foudre univoque et tardif avec une indifférence presqu’amusée. Le dépit que Berlioz tirera de cette brève passade le rendra inélégant à l’égard de Pauline, qu’il ne sollicitera même pas pour devenir sa Cassandre des Troyens, mais c’est là une autre histoire.
L’exil et les plus belles années de sa vie
Le triomphe lui rouvre des théâtres que le pouvoir impérial avait jusque là laissés fermés à cette opposante explicite. Elle adapte l’Alceste de Gluck pour sa voix et pour l’opéra mais fait ses adieux à la scène parisienne avec Orphée, début 1863.
Elle ne supporte pas que son mari soit traité comme un paria par le gouvernement, surveillé sans cesse, brimé. Les Viardot décident donc de s’exiler et partent l’été suivant pour Baden-Baden, véritable centre de la vie musicale européenne chaque été.
Ces années d’exil doré – car la famille Viardot est riche et vit confortablement – seront les plus belles de leur existence. Dans la Villa Viardot de Baden, le couple trouve une vie de famille plus apaisée, Pauline se montrant plus présente pour des enfants encore jeunes, à part l’aînée, Louise, qui a beaucoup souffert d’un long délaissement. Les Viardot recréent les salons de la rue de Douai, accueillant tout ce que la petite ville d’eau compte en bonne société durant la belle saison. Ils en sont même la coqueluche et on se battrait presque pour y être admis, des plus grands musiciens de l’époque jusqu’aux monarques de passage.
La villa devient aussi une véritable école, Pauline donnant des cours et ce qu’on appellerait aujourd’hui des masterclasses à de nombreuses jeunes femmes venues de toute l’Europe. Elle continue d’aller dans des salles plus importantes. Elle créera notamment à Iéna en mars 1870 l’importante Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre de Brahms, qu’elle a rencontré à Baden-Baden par l’entremise de l’incontournable Clara Schumann. C’est encore avec Orphée, à Weimar, qu’elle mettra un terme définitif à sa carrière à l’opéra.
La référence
La guerre de 1870 sonne le glas de ces années dorées. Les Viardot doivent quitter en catastrophe Baden-Baden où ils sont devenus indésirables et ils s’installent à Londres presque sans un sou. Elle y retrouve son frère Manuel, installé dans la capitale britannique depuis longtemps et le couple bénéficie de l’aide de nombreux amis, dont Tourgueniev, qui s’en est retourné en Russie, où il languit et d’où il ne tardera pas à revenir.
La famille retourne à Paris après la Commune et retrouve la rue de Douai. La ville a bien changé depuis presque dix ans, mais l’engouement pour les soirées des Viardot, en particulier les jeudis, renaît comme au premier jour, avec les nouvelles gloires musicales qu’elle n’hésite pas à aider, tels Gabriel Fauré, Pablo de Sarasate, Edouard Lalo, César Franck et le petit dernier Jules Massenet. Ce dernier lui offre la création de son oratorio Marie-Madeleine en 1873, qui sera l’un de ses derniers triomphes publics en tant qu’interprète. C’est alors que les Viardot et Tourgueniev font l’acquisition d’un terrain à Bougival, où ils construiront pour les premiers un élégant pavillon aujourd’hui en voie de réhabilitation et pour le second une datcha devenue musée. Ce retour en grâce et en fortune n’est obscurci que par la mort de la grande amie George Sand en 1876.
Pauline continue de chanter pour ses invités. À presque 60 ans, sa voix est abimée dans le medium, mais pas dans les aigus ni dans les graves, où elle impressionne encore. Enseignante au Conservatoire, qu’elle juge décidément trop conservateur et étriqué, elle en démissionne après 3 ans. Désormais, la musique sera pour elle réservée à un cercle d’amis et à ses propres compositions.
La compositrice
Pauline Viardot a fait de la composition son jardin secret. Contrairement à d’autres de ses consœurs musiciennes, telle son amie Clara Schumann, qui ont été bridées voire brimées dans leur activité créatrice, Pauline est sur ce point très indépendante et ne cessera, toute sa vie, de poursuivre une activité dont elle ne cherchera pas à tirer avantage ni profit. Ses années d’exil ont ravivé cette passion presque secrète. Elle écrit de très nombreuses mélodies et transcriptions, dont des mazurkas de l’ami « Chip-Chip » Chopin particulièrement réussies, une cantate patriotique, La Jeune République, en 1848, quatre opéras de poche drôles et enfantines sur des livrets de l’incontournable Tourgueniev et dont le plus complexe est Les Trois sorciers (1868). Enfin, elle composera un petit opéra de chambre tout à fait merveilleux, Cendrillon, dont elle écrit aussi le texte et qui est créé chez elle en 1904. Elle laisse également une méthode pour voix de femme.
Tout comme Liszt, qui voit en elle une compositrice de génie, Camille Saint-Saëns, qui fut l’un de ses fidèles amis, s’en émerveille : « Je ne sais comment elle avait appris les secrets de la composition. Sauf le maniement de l’orchestre, elle les connaissait tous, et les nombreux Lieder qu’elle a écrits sur des textes français, allemands ou espagnols (ndlr : il faudrait ajouter russes !) témoignent d’une plume impeccable. Au rebours de nombreux compositeurs qui n’ont rien de plus pressé que d’exhiber leurs produits, elle s’en cachait comme d’une faute. Il était fort difficile d’obtenir qu’elle les fît entendre ; les moindres cependant, lui eussent fait honneur. »
Comme à Nohant chez George Sand, on avait construit à la villa Viardot de Baden-Baden un théâtre miniature pour y représenter en cercle très privé ces miniatures qui cachent bien des bijoux méconnus. C’est un florigège de l’un d’entre eux qui vous est proposé ici, le dernier, Cendrillon.
La mort est un sourire
Après la mort, à quelques semaines d’intervalle, de son mari et de Tourgueniev en 1883, Pauline quitte la rue de Douai pour le boulevard Saint-Germain où le salon renaît une nouvelle fois. Elle n’a désormais plus sa voix, mais garde tout son prestige et continue de peser sur la vie musicale parisienne, défendant notamment la jeune école russe. Lorsqu’elle rencontre Tchaikovski en 1886, elle montre à ce mozartien passionné, comme elle l’a fait avec tant d’autres, le manuscrit autographe de Don Giovanni qu’elle avait acquis à prix d’or à Londres trente ans plus tôt. Peu après, en 1892, elle en fera don à la bibliothèque du Conservatoire : « Aussi longtemps que j’ai eu l’honneur de posséder ce manuscrit, je n’ai jamais voulu le prêter aux nombreuses expositions à l’étranger qui me l’ont demandé. Il aura sa place à la bibliothèque, mais à la condition formelle qu’il ne la quittera jamais. » écrit-elle au moment d’effectuer ce don unique.
Mais les deuils s’accumulent autour d’elle et sa vie s’effiloche peu à peu comme ces arbres en automne qui ne renaîtront pas au printemps. Saint-Saëns reste le seul vrai pilier de sa vie au tournant du siècle, alors qu’elle s’enferme de plus en plus dans sa retraite, qui n’est pourtant pas malheureuse ni aigre. On ne l’a pas oubliée et elle continue de vivre avec et pour la musique, achevant ses dernières compositions, recevant hommages et honneurs. Elle vit ainsi en assez bonne santé jusqu’au 18 mai 1910, mourant dans son sommeil et dans un sourire.
Ses funérailles à Sainte-Clotilde n’auront pas le retentissement de celles de son ami Chopin, durant lesquelles elle avait chanté le Requiem de Mozart ; ni même celles de sa sœur la Malibran, disparue en pleine gloire. Mais y participent des amis et admirateurs authentiques véritablement émus, au premier rang desquels le fidèle Saint-Saëns qui fera un discours poignant et dont elle avait fait, plus de 50 ans auparavant, un portrait qui témoignait d’un fameux coup de crayon. Ainsi disparaît celle que Tourgueniev, quelques heures avant sa propre mort, désignait ainsi : « Voici la reine des reines ! Que de bien elle a fait… ».
[1] Article du Journal des Débats, 17 mars 1839.
[2] Article du Journal des Débats, 20 avril 1849.