Qu’elles paraissent différentes, les héroïnes du Château de Barbe-Bleue et celle de La Voix Humaine ! L’une n’a de cesse de contrarier la volonté de son époux, l’entraînant contre son gré à travers les sept portes de leur parcours conjugal ; l’autre sembler ployer sous l’indifférence, et se soumettre sans se cabrer à son destin de femme délaissée. Voilà sans doute pourquoi Krzysztof Warlikowski les a voulues dans cet ordre, pour que Bartok (et son librettiste Béla Balasz) insuffle un peu de sa force à Poulenc (à Cocteau), le mette en perspective en quelque sorte. Car il est bien ici question de perspective, sinon de points communs : dans les deux cas, l’héroïne endosse crânement la part tragique de son destin, avec une impressionnante résignation. Plus tonitruante, Judith n’est pas moins victime qu’« Elle » ; plus docile, « Elle » n’est pas moins fataliste que Judith.
Avec raison, Christophe Rizoud avait parlé d’un « coup de poing » en chroniquant la première série de représentations données à l’automne 2015. Mais c’est par un coup de baguette magique que débute plutôt ce spectacle : celui de Barbe-Bleue qui fait léviter son assistante avant de désigner Judith, assise au milieu du public, et de l’inviter à monter sur scène. L’affrontement qui s’ensuit est illustré par un spectacle plutôt loyal, où le sordide esthétisé parsemé de clins d’œil cinématographiques, de cages en plexiglas et de contacts physiques très très physiques, et qui compose l’univers du metteur en scène, trouve une œuvre en forme de porte-voix. Warlikowski n’a rien à brusquer et pas grand chose à transformer de l’unique opéra de Bartok, qui recèle tous les fantasmes et toutes les tensions possibles et imaginables. Mais la relative sagesse de son propos n’a rien de fade : sur scène, chaque regard porte un non-dit, chaque geste veut contredire le geste précédent, et chacune des sept portes à ouvrir renferme un univers.
© Vincent Pontet / OnP
C’est d’un pareil univers qu’a besoin La Voix Humaine pour ne pas ressembler à un mono-mélodrame un peu daté. Le décor étant planté, l’atmosphère étant installée, Bartok peut céder la place à Poulenc sans que le contraste fasse l’effet d’une douche froide après la canicule. Au contraire, c’est maintenant que le spectacle peut monter en puissance, accentuer ses effets, amplifier ses partis pris, à l’image de cette caméra qui, pendant la première partie de l’œuvre, va guetter les moindres frissons de l’héroïne et nous offrir son visage défait en gros plan. Le téléphone est oublié, et c’est un vrai dialogue, de plus en plus frénétique, qui se met en place : les « allôs » rauques de cette femme au bord de la crise de nerfs tiennent alors du cri primal.
L’équipe réunie sur scène joue tout cela si bien qu’on en oublierait presque qu’elle chante aussi ; et pourtant quel chant ! Ekaterina Gubanova passe facilement l’épreuve du contre-ut pendant l’ouverture de la cinquième porte, et la jeunesse de sa voix rend chaque mesure porteuse d’une insinuation, d’un désir, d’un défi. Cela tombe bien, elle trouve en John Relyea un Barbe-Bleue dont l’admirable onctuosité vocale ne demande que de telles aspérités, pour mieux s’y frotter et s’y confronter. Leurs échanges ouvrent la voie à Barbara Hannigan qui peuple de sa solitude hallucinée une scène où son aisance foudroie le spectateur. Les défauts même de la prononciation, les intonations parfois aigres du timbre, réjouissent ici tant elles sont partie prenante d’une composition à l’intensité inégalée.
Bartok qui gorge son orchestre de timbres toujours plus opulents et enfle les textures jusqu’à revenir, dans les dernières mesures, à la muette désolation du début ; Poulenc qui suit le texte mot à mot, sans rechercher la volupté. Dans la fosse, Ingo Metzmacher marie tout cela avec un naturel désarmant, fidèle à une réputation forgée au contact des œuvres les plus exigeantes. L’orchestre lui répond magnifiquement (les bois lui offrant des timbres superbes), sans reculer devant la violence ni devant la détresse ; pour cela aussi, il fallait un bon coup de baguette magique !