Clou du Festival de Pentecôte 2015, cette nouvelle production de la Traviata était donnée une troisième et dernière fois ce vendredi au Festspielhaus de Baden-Baden. La mise en scène, confiée à Rolando Villazón, était particulièrement attendue. Le ténor franco-mexicain, adulé en Allemagne, avait déjà remporté un beau succès à Baden-Baden pour L’Elisir d’amore, il y a trois ans. Si la précédente mise en scène fourmillait de trouvailles, celle qu’il nous propose aujourd’hui se révèle tout aussi fantaisiste. Il s’en explique dans la note d’intention glissée dans le programme : Violetta est mourante et relit pour la énième fois la lettre lui annonçant le retour de son bien-aimé. Elle se remémore sa première rencontre avec Alfredo et revit la succession des événements en écoutant sans fin la simple ritournelle de sa boîte à musique. Elle y voit des acrobates et un portrait d’elle à l’apogée de sa beauté, ce qui lui fait penser qu’elle était autrefois, dans son monde, comme une trapéziste adulée et enviée. Ainsi, tout le décor est une mise en abyme, projection de l’esprit malade d’une femme qui a perdu sa place dans le monde.
Dans l’intérieur éclaté d’une sorte de boîte à musique géante, donc, des acrobates aux couleurs criardes évoluent au rythme d’une chorégraphie bien réglée, avec une esthétique qui n’est pas sans rappeler celle du Parade de Cocteau et Picasso. Certains personnages sortent tout droit d’une ambiance de Foire du Trône fin-de-siècle, comme cette curieuse Flora dompteuse sado-maso. Son apparence ne correspond guère à l’idée qu’on se fait généralement de la femme trompée stigmatisée par les bohémiennes. C’est un peu le problème de cette production : ce que l’on voit est parfois très éloigné de ce qui se dit. Le dîner et le brindisi se font en l’absence de table dressée et sans verre à la main, par exemple. Au début du deuxième acte, le plateau (entre cirque, poudrier, cadran solaire et roulette de tripot) est baigné dans une ambiance lumineuse verdâtre, ce qui est normal, puisque Violetta et Alfredo se sont mis au vert. On est à la campagne mais la menace plane. Quand, heureux, Alfredo s’écrie : « Vivo quasi in ciel », les rideaux s’ouvrent sur un ciel nuageux. En regardant les cumulus d’un peu plus près, des profils démoniaques et satyriques apparaissent sur le modèle des peintures de la Renaissance, du Nosferatu d’un Murnau ou d’un Cauchemar de Füssli. Puis Germont père arrive et c’est le Commandeur qui apparaît. Après Faust, nous voilà maintenant dans Don Giovanni. L’idée est intéressante, mais il n’y a aucun contact physique entre Violetta et celui qui va précipiter sa chute, ce qui influe sur le spectateur en amoindrissant l’émotion habituelle ressentie au moment crucial du « Pura siccome un angelo » et surtout au cathartique « Piangi », redistribuant complètement la donne et le message verdien. Chez Flora, la fête ressemble à une messe noire ou une cérémonie vaudou dans laquelle on arrache le cœur de Violetta entre des totems à l’imagerie mexicano-postmoderne. Les chœurs racontent l’histoire des cinq taureaux, matadors potentiellement échappés d’Eyes wide shut ou médecins de la peste sortis du carnaval de Venise. Ils encadrent un Minotaure aux jambes sublimes que n’aurait pas renié Dali. On comprendra que les avis ont pu être totalement mitigés, entre détestation, incompréhension devant une telle profusion ou réel enthousiasme. Lors de la Première, Rolando Villazón avait été ovationné par les Badois. Ce soir, c’est le chef qui reprend l’une de ses facéties, en jetant son bouquet dans le public pour récompenser une salle qui applaudit à tout rompre. Qu’on aime ou pas son univers et son appropriation de l’œuvre, on ne pourra pas reprocher au bouillant ténor de ne pas avoir mis en scène. Cet homme-là a un regard très personnel et titille son spectateur : cela mérite le respect.
© Andreas Kremper
Tout au long du spectacle, les oreilles sont à la fête. Olga Peretyatko est une merveilleuse Violetta, en fusion avec son rôle, tant vocalement que physiquement. La beauté du timbre rayonne et au cours du dernier acte, on se pâme devant la souplesse du chant où le legato magnifique tranche avec les effets de style qui reproduisent le manque de souffle de la mourante. La jeune femme, pieds nus, virevolte et chute avec une grâce certaine, de telle sorte qu’elle ne dépare jamais de son double, interprété par une trapéziste formidable, Susanne Preissler. L’idée de placer la dévoyée sur une escarpolette où elle se tient en équilibre incertain, sur la corde raide, pour la voir ensuite escamotée comme par magie après une chute spectaculaire de son fil rouge est visuellement superbe. Atalla Ayan est un Alfredo rêvé, à la voix solaire, aux aigus percutants, dont l’interprétation restitue la naïveté et la pureté de ce jeune rêveur dépassé par la situation. En Germont père, Simone Piazzola offre une voix belle mais sans vraies nuances et surtout sans cette autorité imposée par la lecture de Villazón. Il remplaçait Ludovic Tézier souffrant dont on aurait franchement aimé entendre son appropriation du personnage. Les rôles de soutien accompagnent honnêtement le trio principal. De même, à la tête d’un Balthasar-Neumann-Ensemble et Chor curieusement peu sonore et en retenue, quitte à donner parfois l’impression d’être en sous-effectif, Pablo Heras-Casado est constamment, quoique discrètement, au service du chant et du drame.