Jérémie Rhorer était à Beaune, dans le cadre du 40e festival international baroque et romantique, pour la représentation de Tancredi de Rossini qu’il dirigeait samedi 16 juillet 2022. Il avait accepté de nous accorder cet entretien avant la répétition de l’après-midi malgré le contexte particulier dû à la défection toute récente du ténor prévu pour le rôle d’Argirio (1).
© Caroline Doutre
Pouvez-vous nous parler de votre travail sur Tancredi, ce premier opera seria de Rossini que vous allez diriger ce soir dans la cour des Hospices ?
Dans le travail sur Tancredi, le génie dramatique ne m’apparaissait pas aussi clairement qu’aux contemporains et pourtant je fais extrêmement confiance au jugement, à la vibration du moment. C’est Stendhal (2) qui m’a un peu éclairé : il avait ressenti que Rossini avait injecté dans l’opera seria, qui était déclinant, l’esprit du buffa – et je trouve que c’est une clef très intéressante parce que ce que j’ai senti de très évident dans la partition, c’est effectivement cette fébrilité, palpable en quelque sorte, qui caractérise la situation psychologique des personnages. Et en même temps il y a là un héritage du seria modifié par Mozart, on pense à La Clémence de Titus : voyez le finale du premier acte, il y a cette espèce de stupeur, qui initie le finale, qui le porte, pour ainsi dire, à l’effervescence – j’ai eu l’impression que c’était un héritage direct avec, par ailleurs, une grande filiation avec Così : par exemple l’arrivée de Tancredi, l’évocation, par le figuralisme, de la mer. Il y a là quelque chose qui est extrêmement évocateur et qui renvoie pour moi directement à cette filiation. Dans un cadre aujourd’hui tellement resserré, ce sont des enjeux extrêmement importants.
Ce qui est difficile à comprendre, c’est que Rossini, dans le domaine vocal, semble vraiment habité par une espèce de tradition – celle de l’opera seria – extrêmement problématique pour dégager l’effervescence de son style. Et effectivement, on a toute une partie ornementale, mais qui, comme dans les concertos pour piano de Mozart, ne se détache que si elle est bien placée. Si on en fait une espèce d’enjolivement permanent, de pur ornement, on perd son originalité, sa spécificité. J’ai remarqué une chose très simple : avant tous les fermata (3), il est très difficile de ne pas faire ralentir un chanteur. Or si l’on n’arrive pas avec la tension voulue sur le point culminant, l’ornementation se justifie moins – c’est là quelque chose qui est vraiment, intrinsèquement, constitutif, je pense, de la restitution du buffa. Et donc, dans le temps très limité qui nous est imparti, c’est effectivement un enjeu pour la répétition de cet après-midi.
La version que vous donnez ce soir est-elle la version de Venise ou celle de Ferrare ?
C’est une très bonne question : la version de Ferrare n’a pas été envisagée. Ce que nous devions interpréter, c’est une version qui n’est jamais citée et qui est en fait pour moi la plus intéressante, c’est-à-dire la version de Milan. En fait, ce qui se passe, c’est que Rossini écrit à Venise, suivant les codes du seria, une fin heureuse, puis un tiers lui suggère de faire une autre version plus conforme à la tragédie de Voltaire : ce sera la version de Ferrare, avec sa fin tragique – mais ce n’est pas à l’initiative de Rossini. Ce qui est intéressant, c’est que lui revient, à Milan, à la première version légèrement modifiée – en fait il modifie les deux airs d’Argirio qu’il a dû peut-être trouver un tout petit trop solennels, et il se dirige donc plutôt, effectivement, vers le buffa. Milan, c’est une version pratiquement similaire à celle de Venise.
Il se trouve que Matthew Newlin, qui devait chanter Arigirio dans la version de Milan, a dû annuler. J’ai dû revenir par pragmatisme à la version de Venise pour ce soir, puisqu’il a fallu trouver un remplaçant au dernier moment, et ce sera Michele Angelini. [compte rendu de la représentation ici.]
Cette version comportant le lieto fine, la fin heureuse, vous paraît-elle préférable à la version dite de Ferrare ?
Ce qui m’intéresse – je n’ai aucun dogmatisme – c’est le cheminement de l’œuvre et des intentions originelles. Ce qui me motive dans le choix de la version, c’est vraiment le rapport du compositeur à son œuvre, et où il l’emmène. Ce qui est révélateur, dans la version de Milan, c’est ce que lui, Rossini, entendait garder de cette œuvre. Il revient quand même à la version heureuse, je pense qu’il y a donc là aussi un sens du spectacle. C’est un choix qui révèle une attitude par rapport à son œuvre et ce qu’il veut en faire. C’est pour cette raison que la phrase de Stendhal (4), à mon avis, est très juste et éclairante.
Jérémie Rhorer. Le Cercle de l’Harmonie. Aix-en-Provence 2019 © Caroline Doutre
Ce soir, vous dirigez l’œuvre sans mise en scène. Quelle différence cela fait-il pour le chef d’orchestre dans le cas d’un opéra comme celui-là ?
Cela fait évidemment une grande différence, mais il nous faudrait des heures pour en parler. Je pense, et malheureusement contre un certain nombre de penseurs de la musique, que les compositeurs sont pleinement investis du sens, un sens dont les compositeurs, après la Seconde Guerre mondiale, ont été dépossédés par la réintroduction hiérarchiquement plus importante du visuel. Toute une partie du théâtre est complètement assumée par le compositeur, quels que soient les compositeurs dont nous parlons, évidemment Mozart, Rossini mais aussi Verdi, et évidemment Puccini et Strauss. Je suis très sensible à l’aspect visuel, je suis très cinéphile par exemple, je vois très bien ce que peut apporter comme résonance le visuel, mais dans une bonne hiérarchie. Et j’ai l’impression qu’on a un peu peur de cela, dans le sens où, si vous regardez les types de programmation du début du XXe siècle – je pense à quelqu’un comme Gabriel Astruc (5) – la production lyrique est au centre de l’union des arts et, au sein de la production lyrique, c’est bien la musique qui détermine le corps de cette union. Or c’est vraiment quelque chose qui s’est déplacé, dont on a peu conscience parce qu’on a répondu, de fait, à la désertification des salles d’opéra après la Seconde Guerre mondiale de manière artificielle, par une reconquête supposée du public périphérique. Pour répondre plus brièvement à votre question, qui est fondamentale, je pense que le théâtre, et le corps du théâtre, est dans la musique. Et c’est ce qui fait que je suis musicien.
Dans le cadre du festival, précisément, la musique est mise au premier plan, ne serait-ce que visuellement, puisqu’on voit les instrumentistes, on voit le chef beaucoup plus qu’on ne les voit dans un opéra classique, à cause de la fosse, bien sûr. Ce que vous dites de la présence dramatique de la musique sur scène est très éclairant dans ce contexte.
Je pense que toute l’évolution de l’opéra, au XIXe siècle par exemple, montre l’importance de l’évocation dramatique de l’orchestre, ne serait-ce que son développement. Et plus la conscience dramatique se développe, plus l’orchestre devient l’élément fondamental de la dramaturgie. Il suffit de penser à Wagner – paradoxalement, on peut évidemment me rétorquer qu’à Bayreuth il a placé l’orchestre en dessous, mais j’ai vraiment intuitivement toujours eu cette conscience du rôle dramaturgique de l’orchestre et de l’incidence qu’il a sur les chanteurs. Dans des situations pragmatiques contemporaines comme celle qu’on connaît aujourd’hui, je compte vraiment sur l’orchestre, sa culture stylistique pour influencer le drame.
Qu’en est-il de la voix, dont on dit parfois qu’elle est un instrument – même si ce n’est pas un instrument comme les autres – du point de vue de la direction musicale ?
Non, ce n’est pas un instrument comme les autres. Il a deux faces : il doit s’insérer dans un monde général, sonore, mais il ajoute la parole, c’est très simple. Du coup, il y a des allers et retours de compréhension qui sont parfaitement possibles, encore une fois par la conscience absolue des compositeurs. Ce que dit le texte revèle ce que doit dire la musique. Et il y a un troisième élément qu’on n’évoque pas : c’est l’omniprésence de l’esprit de la danse. Dans la pensée des compositeurs de toute cette époque, et quels que soient les genres. En travaillant avec des danseurs baroques, à l’occasion d’un Amadis de Gaule (6) qui est l’ancêtre d’Idoménée, j’ai compris beaucoup de choses. L’essentiel du travail stylistique, c’est d’alléger ce qui est alourdi par la tradition, ce qui se retrouve dans la récitation du texte italien. Je suis très surpris qu’il y ait encore des chanteurs qui chantent le texte sans accent tonique, en donnant une valeur égale à chaque syllabe, alors qu’on dit mano (accentué sur la première syllabe), sempre – il y a cet élan-là en italien.
Pourtant l’intonation est prévue par le compositeur, qui travaille sur le texte. Ce qui pose aussi la question des traductions d’opéra, qui n’est plus de mise aujourd’hui – la traduction des paroles
Oui mais on peut noter que quand elles étaient de mise elles respectaient cet aspect. C’était précisément un des enjeux. Vous connaissez cette lettre de Richard Strauss à Romain Rolland qui s’interroge précisément sur le e muet ou non, et Romain Rolland lui répond. Ce texte est fascinant parce que c’est d’une importance capitale. Aujourd’hui c’est quelque chose de complètement oublié.
Vous travaillez sur un répertoire qui couvre à l’origine une période qui va de 1750 à 1850, faite de bouleversements divers, notamment en Allemagne avec l’avènement d’un classicisme puis du romantisme, et puis vous avez élargi considérablement cette période-là.
Oui, mais en fait je la vois moins comme un siècle de rupture(s). Musicologiquement, on crée toujours une scission finalement avec Beethoven et l’éclatement de la forme dans le domaine symphonique, dans le domaine de la musique, disons, non-lyrique. Mais si vous regardez le monde lyrique, il m’a toujours semblé, et dès l’origine du Cercle de l’Harmonie, qu’il y avait une filiation naturelle, en fait, de Gluck jusqu’à Wagner. C’est une filiation qui est documentée et qui réduit beaucoup les idées de rupture, qui nous les fait considérer comme des évolutions, y compris Wagner, y compris Verdi. On a sous-estimé aussi certains chaînons manquants dans la construction du développement de la pensée dramatique : Meyerbeer, mais aussi Spontini, qui fait un lien très clair en cette période fin XVIIIe française, entre Gluck et Berlioz, via aussi Méhul, Gossec, conduisant directement à Berlioz et Wagner, tous les deux étant extrêmement conscients de ce que Spontini avait apporté à la pensée dramatique. Et par conséquent, pour moi, la seule rupture extrêmement claire est une rupture esthétique qui apparaît avec Mahler. Quand l’esthétique fait que le compositeur surimprime sa vision à une œuvre déjà existante : le témoignage le plus clair de ce phénomène, ce sont les réorchestrations. Les réorchestrations d’œuvres de Schumann, de Schubert qui, en fait, se justifient quand on possède effectivement la pensée orchestrale développée de Mahler, mais qui ne correspondent pas à la maîtrise que les compositeurs avaient du tissu orchestral. Cela m’apparaît clairement dans une œuvre lyrique comme Das Paradies und die Peri, par exemple. Il y a des effets purement orchestraux, comme l’entrée du piccolo sur la tempête, qui sont des intuitions extrêmement « modernes » – ce qui ne veut rien dire en soi – mais qui démontrent une conscience dramatique.
Le mois prochain, vous serez à la Côte Saint-André, dans le cadre du festival Berlioz, pour Rigoletto (7). C’est une première ?
J’ai dirigé beaucoup d’extraits de Rigoletto, mais je ne l’ai jamais dirigé en entier. J’avais pensé à un travail éditorial très précis sur La Traviata aux Théâtre des Champs Élysées en 2018, qui pouvait paraître anecdotique si on n’entrait pas dans le fond du sujet autour de la revendication d’un diapason extrêmement précis par Verdi toute sa vie, avec une constance et une détermination absolues puisqu’il avait même écrit au Sénat italien pour le justifier. Je me suis demandé ce que cela voulait dire, et, pour le dire rapidement, cela révèle pour moi son attachement à une culture française. Une culture du timbre, précisément, au moment où les Allemands et les Autrichiens développent une esthétique qui s’oriente vers le brillant, vers le démonstratif, vers le gigantisme. Lui revendique un autre attachement – et, à l’occasion de ces recherches, j’ai su qu’il était un grand admirateur du Traité d’orchestration de Berlioz (8). Ce qui me permet de penser qu’il y a aussi un rapport entre texte et texture chez Verdi qui est modifié, parce que toute l’orchestration dépend d’une vision de l’orchestre qui est beaucoup plus douce, où les cuivres en particulier sont beaucoup plus ronds, puisque ce sont des cuivres comme les ophicléides. Tout cela oblige à penser à une balance à l’intérieur de l’orchestre, qui est déjà extrêmement différent, mais aussi à la balance entre l’orchestre et le plateau, parce que, effectivement, les chanteurs sont beaucoup moins couverts. Et en même temps, comme on me l’avait dit à l’époque, cela ne change pas fondamentalement la couleur de ce qu’on connaît, mais physiologiquement il y a une forme de détente. L’utilisation de ce diapason des instruments de l’époque est essentiel, puisque tout était conçu comme de la haute couture, chaque détail comptant, l’idée est de restituer cette pensée originelle qui, évidemment, une fois les auteurs disparus, est beaucoup moins présente.
Ce qui est frappant, en vous écoutant, c’est l’intérêt que vous portez au texte, en tant que musicien, compositeur, instrumentiste. Quelle place y a-t-il pour des connexions plus étroites entre la musique, la littérature, l’histoire des idées, en des temps où souvent les domaines sont très cloisonnés, très séparés, les musicologues travailllant de leur côté, les littéraires du leur.
Ah ça c’est la clef ! Je suis en train de travailler sur un projet, on verra bien ce que cela donne, mais pour moi c’est la clef. La littérature comparée, ce lien qui existait absolument naturellement, et particulièrement en France, même si ce n’était pas nécessairement dans de grandes œuvres. Rousseau était un compositeur, dont on sait l’importance dans l’histoire des idées, mais aussi dans la réflexion politique. Auparavant déjà, le siècle de Louis XIV est un siècle artistique, ce qui éclaire des enjeux géopolitiques, même contemporains, en Russie, par exemple. Pour moi c’est la clef, c’est la réappropriation du texte et de ce qu’il révèle, et de ce qu’il révèle du monde d’aujourd’hui – je crois vraiment à l’intemporel. Pour moi, ce qui a été déterminant dans le chemin intellectuel, ce sont Les Mémoires d’Hadrien, ce livre de Marguerite Yourcenar, c’est cette ode à l’intemporel, qui s’appuie sur cette phrase de Flaubert, qui est absolument incroyable, sur laquelle elle était tombée : une phrase de Flaubert dans sa correspondance qui est magnifique, qui dit : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été ». Je trouve que c’est fondamental, parce que depuis la Révolution on vit avec cette idée de progrès permanent qui ne dit rien en soi, car il n’y a pas de progrès s’il n’y a pas de vision. Sénèque disait : « Il n’y a pas de bon vent pour celui qui ne connaît pas son port. » Il y a une urgence à repenser ce rapport au texte et effectivement ce en quoi il unit tous les penseurs et les artistes.
__
Notes
(1) Le ténor Matthew Newlin avait contracté deux jours auparavant le Covid-19.
(2) Dans sa Vie de Rossini, à la fin du premier chapitre, Stendhal écrit : « Avant Rossini, il y avait souvent bien de la langueur et de la lenteur dans l’opera seria ; les morceaux admirables étaient clair-semés, souvent ils se trouvaient séparés par quinze ou vingt minutes de récitatif et d’ennui : Rossini venait de porter dans ce genre de composition le feu, la vivacité, la perfection de l’opéra buffa. » (Stendhal, Vie de Rossini, Première partie, Paris, Boulland et Cie, 1824, p. 59-60.) Et un peu plus loin : « Le succès de Rossini est d’avoir transporté une partie de ce feu du ciel, fixé dans l’opéra buffa, de l’avoir transporté, dis-je, dans l’opéra di mezzo carattere, comme le Barbier de Séville, et dans l’opéra seria, comme Tancrède […]. » (Ibid., p. 60). Dans le deuxième chapitre, Stendhal livre une analyse détaillée de Tancredi.
(3) Le terme fermata, qui signifie arrêt, est également appelé point d’orgue et indique, sur la partition, la prolongation de la durée d’une note ou d’un silence.
(4) Voir note 2.
(5) Gabriel Astruc (1864-1938), directeur de la Société musicale et fondateur des Grandes Saisons de Paris (1906-1912), a créé en 1902 la revue Musica et fait construire en 1913 le Théâtre des Champs-Élysées dont il a été le premier directeur.
(6) Tragédie lyrique de Jean-Chrétien Bach en trois actes, créée en 1779.
(7) Vendredi 26 août 2022 à 21h00, Cour du château Louis XI.
(8) Le Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes d’Hector Berlioz, publié en 1843, est traduit en italien en 1847.