Ruggero Raimondi fête ses 80 ans. Occasion de revenir sur la carrière et les convictions d’un chanteur dont l’aura a largement dépassé le cercle des connaisseurs et fut de ces chanteurs-acteurs qui rénova l’opéra. Bon anniversaire, Maestro.
Quel est le moment de votre carrière qui reste pour vous le plus important et avez-vous aujourd’hui des regrets ?
J’ai eu la chance d’avoir une carrière très longue, donc bien des occasions d’expériences nouvelles, qui ont toujours été importantes. Pas de regrets… peut-être de ne pas avoir chanté Wotan ou le Hollandais !
Comment a évolué votre rapport à la scène, comment l’avez vous apprivoisée ?
J’ai depuis toujours adoré le théâtre, la scène. Ma rencontre avec Piero Faggioni a été décisive pour la compréhension profonde de ce qu’est l’interprétation. Il m’a immensément aidé à m’assouplir et à être maître de ma sécurité sur scène. Nous avions une entente parfaite. Il demandait et je donnais.
Vous avez collaboré avec de nombreux chefs d’orchestre. Quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?
Je dois vraiment dire que j’ai eu la chance, et ce dès le début de ma carrière, d’être dirigé par les plus grands. Ceux qui l’étaient déjà et ceux, jeunes comme moi, qui allaient le devenir, ce qui fut une formation magnifique. Mais je dois dire que quand j’ai commencé il y avait beaucoup de chefs du monde lyrique qui, peut-être, n’ont pas enregistré beaucoup de disques, ce pourquoi ils sont moins connus aujourd’hui, et qui étaient sensationnels. Je ne peux pas oublier non plus l’influence sur mon interprétation de Don Giovanni de Wolfgang Sawallisch. Avec lui et dans la mise en scène de Günter Rennert, qui fut encore un autre de mes maîtres, nous avons fait quantité de Don Giovanni à l’opéra de Munich. J’ai certainement eu un rapport particulier avec Claudio Abbado ; aussi avec Zubin Mehta. J’avais un accord total avec ces deux-là. Avec Claudio j’ai chanté tant de rôles différents – il m’a poussé vers des rôles que je n’aurais jamais pensé interpréter. Mustafa de L’Italienne à Alger, mais aussi Iago de Otello. La même chose m’est arrivée avec Karajan qui m’a fait débuter en Scarpia dans Tosca. Je dois dire qu’ils ont tous été ensuite des personnages que j’affectionnait particulièrement. J’ai eu de très bons moments avec bien des chefs, dont j’ai appris tant de choses mais en faire la liste serait trop long. Lenny Bernstein, Carlo Maria Giulini, Jimmy Levine, Georges Prêtre, Nello Santi, ont fait partie de mon développement.
Quel est le conseil principal que vous donnez aux jeunes chanteurs ?
Aux jeunes je dirais que les deux points fondamentaux sont la respiration et l’interprétation. L’interprétation vocale est faite grâce aux couleurs de la voix. Les piano… les pianissimi… Et les mots sont extrêmement importants. Je dirais même la chose la plus importante. Il faut toujours étudier, continuer à étudier et étudier beaucoup. Une voix impressionnante sans l’interprétation et les mots n’a pas d’intérêt. À l’entendre on dit “Ciel, quelle voix ! »… Un peu plus tard on dit «Ouais, il a une voix… », et après la troisième fois « J’aimerais bien écouter quelqu’un d’autre »
Bien que populaire, vous n’avez pas été épargné par les critiques qui trouvaient votre voix trop claire pour certains rôles que vous avez incarnés, ce qui ne vous a pas empêché d’aborder un répertoire très vaste, et avec succès. Leur diriez-vous, comme Falstaff, l’un des derniers rôles que vous avez abordés à la scène : « tutti gabbati » ?
Voilà une discussion qui m’a suivi depuis toujours. Je ne suis pas une basse et je ne suis pas un baryton. Je suis basse-baryton. Ma voix va du Fa grave au La aigu, ce qui permet d’aborder les rôles de basse et certains rôles de baryton et certainement je ne dirais à personne « Tutti gabbati ». Chacun est libre de penser ce qu’il veut et d’avoir ses propres goûts.
De nombreux artistes lyriques soulignent combien Mozart, que vous avez beaucoup chanté, est un baume pour la voix. Diriez-vous la même chose ?
Oui, peut-être, car Mozart se prête à beaucoup de modulations. Néanmoins, en ce qui me concerne, même si Mozart est mieux adapté à mon type de voix, j’ai toujours été plus heureux avec Verdi que j’aime particulièrement.
Vous avez travaillé avec les plus grands metteurs en scène. Vous avez vous-mêmes mis en scène plusieurs productions. Pensez-vous que nous assistons, comme on l’entend parfois, à une sorte de « dictature des metteurs en scène » ?
Oui, j’ai travaillé avec de grands metteurs en scène. Strehler et Faggioni bien sûr. Mais aussi Gunter Rennert et Felsenstein, fondateur de la célèbre Schaubuhne de Berlin-Est. Ou encore Luca Ronconi, Jean-Pierre Ponnelle, Zeffirelli, Pizzi, Peter Hall, Ken Russell ; Karajan aussi en tant que metteur en scène, etc.etc… Ils étaient tous géniaux, de grands hommes de théâtre qui de plus avaient une grande culture musicale. Zulawski, avec qui j’ai fait le film Boris Godounov, avait l’oreille absolue. De nos jours certains les considèrent comme « traditionnels » au sens péjoratif du terme, alors qu’ils ont inventé des nouvelles formes de théâtre en suivant les canons de la beauté, avec un accent particulier sur la création des personnages et la grande importance donnée à l’interprétation. Également avec le respect absolu du compositeur et du librettiste. Aujourd’hui, à part quelques propositions intéressantes, on dirait qu’est privilégiée l’idée que tous ces génies qui ont composé des œuvres merveilleuses doivent être «revisités » par ceux qui se considèrent plus intelligents qu’eux, pour se rapprocher du public actuel (lequel d’évidence ne possède pas l’intelligence suffisante pour comprendre une création datant d’il y a des années ou des siècles). En général on supprime la beauté (trop poussiéreuse) et on accentue la laideur. Je me rends compte que je dois être un diplodocus. J’ai connu la beauté et je vais au théâtre pour rêver.
Vous êtes aujourd’hui l’un des artistes lyriques les plus célèbres au monde. Le cinéma y a sans doute contribué grâce notamment à Don Giovanni ou plus récemment à Tosca. Que pensez vous du développement, ces dernières années, de la retransmission de productions lyriques dans les cinémas ?
Je trouve cette idée géniale. Cela permet la diffusion et la connaissance de l’opéra. Et donne l’occasion à quelqu’un qui aime l’opéra et ne peut pas voyager, de voir et entendre des chanteurs, des chefs, des orchestres et des spectacles de tous les grands théâtres du monde.
Comment jugez-vous l’avenir de l’art lyrique ? Selon vous à quoi doit-il servir pour les nouvelles générations ?
J’espère sincèrement que l’art lyrique survivra dans le monde incertain qui est le nôtre. La culture, l’art, la musique, sont ce qu’il y a de plus beau que nous puissions léguer à nos enfants. C’est le cœur de la vie et l’opéra est spectacle par excellence, le plus complet de tous.
Vous allez fêter vos quatre-vingts ans : le jeune homme de vingt ans que vous avez été aurait-il pensé devenir une des grandes figures de l’art lyrique du XXe siècle ?
Non. Quand j’étais enfant j’aimais jouer au théâtre – je déguisais ma mère pour qu’elle me donne la réplique. Jeune chanteur (j’ai débuté à 23 ans), je rêvais de me faire connaître et pouvoir chanter avec les chefs fameux et les chanteurs célèbres. Je sais que Dieu m’a béni et que j’ai eu beaucoup de chance. J’ai énormément apprécié ce privilège.
Propos receuillis par Cédric Manuel
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Ruggero Raimondi en Cinq enregistrements essentiels.
MOZART, Don Giovanni, avec José Van Dam, Kiri Te Kanawa, Edda Moser, Orchestre de l’Opéra de Paris, dir. Lorin Maazel
« Bande-son » du Don Giovanni de Joseph Losey, cet enregistrement a paru longtemps inséparable des images somptueuses du réalisateur américain. Il vaut pourtant par lui-même, pour un orchestre profond et brillant, une distribution inspirée et un Raimondi (trente-six ans alors) d’une autorité, d’une noirceur, d’une cruauté et d’un ascendant hallucinants.
ROSSINI, Il Viaggio a Reims, avec Enzo Dara, Katia Ricciarelli, Samuel RAmey, Cecilia Gasdia… Chamber Orchestra of Europe, dir. Claudio Abbado.
C’est le point stellaire de la Rossini Renaissance, capté en 1984, avec un cast mirifique réuni autour d’un chef-d’œuvre (alors) inconnu. Inutile d’en redire les mérites. Raimondi ici atteste ce qu’on ne lui soupçonnait pas à ce point : une vis comica stupéfiante dans le rôle de Don Profondo. Ses « Medaglie Incomparabili » resteront comme un des moments de rire rossinien pour l’éternité.
VERDI, Don Carlos, avec Leo Nucci, Placido Domingo, Katia Ricciarelli… Orchestre de La Scala, dir. Claudio Abbado.
Tentative un peu insensée en 1985 de monter ce Don Carlos en cinq actes au disque avec des interprètes non-francophones. Avouera-t-on que cette version reste cependant notre favorite du genre ? Certes le français n’y est pas toujours impeccable, mais de ce Grand Opéra nous avons ici l’esprit et la flamme. Raimondi y est un Philippe II dont le français, pour le coup, est presque impeccable : il n’est pas la basse profonde et charnue qu’on peut y attendre, et cela lui confère une humanité supplémentaire, une déchirure, dont on se souvient longtemps après.
PUCCINI, Tosca, avec José Carreras, Katia Ricciarelli, Berliner Philharmoniker, dir. Herbert von Karajan.
Raimondi n’aurait pas abordé Scarpia sans Karajan. En 1982 à Berlin, il endosse le costume du chef de la police dans un enregistrement dont les puristes regrettent le défaut d’italianità et la masse sonore. Et pourtant, rien de plus puccinien que ce disque tout de fièvre et de sang. Raimondi y est simplement génial, d’une cruauté aiguisée, d’une violence rentrée dont les moments d’explosion sont glaçants. Moins célébré que les enregistrements de Puccini pour Decca par le même Karajan, cette Tosca est essentielle et ce Scarpia, indispensable.
ROSSINI, Mosé in Egitto, avec June Anderson, Siegmund Nimsgern, Ernesto Palacio… Philharmonia Orchestra, dir. Claudio Scimone.
L’œuvre reste rare au disque comme à la scène. Cet enregistrement n’est pas sans défauts, avec notamment un Nimsgern un peu hors contexte. Du moins offre-t-il à Raimondi un rôle à la mesure de ses moyens : voici un Mosé plein de force et de gravité, et par ailleurs d’un cantabile idéal.
Sylvain Fort