A Vienne, les saisons sans Trouvère se comptent sur le doigt d’une main. Si l’ancêtre du Staatsoper – le Vienna Court Opera – attendit 1869 pour inscrire l’ouvrage à son répertoire, le Kärntnertor Theatre l’affichait dès 1854, soit un an après sa création à Rome. La dernière production, datée de 1993, fut copieusement sifflée – à l’exception d’Agnes Baltsa dans le rôle d’Azucena. Il paraît que la précédente, trente années plus tôt, fut également mouvementée, l’entente entre Karajan et Bonisoli, l’interprète de Manrico, étant tout sauf cordiale. En réunissant sous la baguette de Marco Armiliato, Anna Netrebko, Luciana d’Intino, Roberto Alagna et Ludovic Tézier, Dominique Meyer aurait conjuré le sort si la mise en scène de Daniele Abbado ne pesait de tout son poids mort sur le spectacle. Sa seule idée se résume à une transposition de l’intrigue dans l’Espagne franquiste, prétexte à chemises noires, exécution sommaire et processions religieuses inopportunes. Un décor, unique et massif, sorte de caserne désaffectée, veut représenter les lieux de l’action, pluriels pourtant. On entre et on sort en courant pour donner l’illusion du mouvement. Le public n’est pas dupe. Une bordée de huées vient au tomber du rideau sanctionner une approche dont les invraisemblances du livret ne sauraient excuser la paresse.
Dommage car toutes les conditions auraient été sinon réunies pour faire de la représentation une soirée de légende. À commencer par la direction de Marco Armiliato suffisamment nerveuse pour insuffler à la partition l’élan romantique sans lequel le drame verdien ne saurait flamboyer. Portés par un geste respectueux de l’équilibre des volumes, l’orchestre et le chœur du Staatsoper se présentent sous leur meilleur jour, ce qui compte tenu de leur excellence proverbiale donne une idée du niveau musical atteint.
© Wiener Staatsoper GmbH / Michael Pöhn
La distribution est dominée par Anna Netrebko, sacrée à raison meilleure Leonora actuelle par les réseaux sociaux. Son interprétation habitée de l’héroïne verdienne mérite cependant mieux qu’un titre éphémère, fût-il démocratique. La voix déjà ne cesse de stupéfier. La beauté ronde et enveloppante du timbre, l’ampleur, la puissance… Tout concourt à envoûter. Mais il y a plus que la qualité intrinsèque de l’instrument, il y a inquantifiable et inexplicable, un magnétisme scénique et, en sus de la présence, une technique supérieure placée au service de l’expression : des registres unis garants de l’homogénéité du son, des graves projetés à bon escient pour tendre de noir le « Miserere », des aigus pianos qui accrochent deux ailes d’ange à « D’amor sull’ali rosee » et engendrent, à la fin de l’air, une ovation interminable, puis lors des saluts finaux, des rappels, encore et encore.
En Manrico, Roberto Alagna se jette dans la bataille avec une détermination qui l’honore, triomphant par son courage des scènes les plus héroïques – ah, cet ut de la « Pira » redouté et redoutable, Capitole ou roche Tarpeiénne selon la manière dont la note est surmontée, certes anecdotique mais si vivement attendue que ne pas la pousser apparaît désormais comme un crime de lèse-majesté. Apparemment souffrant, le ténor s’acquitte de la tâche, et plus largement de la cabalette, non sans appréhension. Les effusions sentimentales correspondent aujourd’hui mieux à son tempérament : « Ah, Si ben mio » éclairé d’une lumière toujours radieuse et, dans le cachot, un « Riposa, O Madre » mouillé de tendresse compassionnelle. Luciana d’Intino, en Azucena, réussit à trouver le difficile équilibre entre style et effets expressifs. Mère et fils doivent cependant s’incliner devant le Luna de Ludovic Tézier, bouffi d’orgueil et de méchanceté. Avec un mordant, un legato et un phrasé dont la noblesse n’a d’égal que l’éclat sombre du métal, le baryton rejoint la catégorie des méchants que l’on adore détester, ceux dont on guette l’apparition avec un frisson masochiste et dont les abîmes qu’entrouvre un chant inflexible procurent un vertige délicieux. N’en jetez plus ? Si un nom encore : Jongmin Park. Ferrando, fièrement campé en deux scènes par ce jeune chanteur coréen, laisse présager une basse avec laquelle il faudra compter demain.