C’est comme ça : pour redécouvrir de vraies raretés du patrimoine musical français, il faut parfois franchir beaucoup de frontières, quand ce n’est pas des océans entiers. Budapest est ainsi la seule ville qui accueillera la résurrection d’Hypermnestre (1716), de Charles-Hubert Gervais. Vous n’avez jamais entendu parler de ce compositeur ? Ce n’est pas très étonnant, car on ne l’a plus guère joué depuis 1765, mais son deuxième opéra (après Méduse, 1697) fut pourtant plusieurs fois remonté par l’Académie royale de musique, pendant un demi-siècle, ce qui prouve que sa musique avait su résister aux caprices des modes lyriques. De dix ans l’aîné de Rameau, Gervais l’annonce pourtant par bien des côtés, même si sa partition ne s’affranchit pas toujours entièrement du modèle lullyste. Hypermnestre ne propose sans doute rien d’aussi inouï qu’Hippolyte et Aricie (1733), mais on y discerne malgré tout certaines des orientations que devaient prendre l’opéra sous Louis XV. Par ailleurs, Gervais disposait d’un livret remarquable, dont l’intérêt théâtral repose moins sur l’héroïne éponyme que sur le père de celle-ci, le terrible Danaüs, déchiré entre son intérêt politique, la crainte éveillé par un oracle et son amour paternel. Et la musique relève avec brio le défi de ce dramatisme, dans des récitatifs aussi tourmentés que les personnages.
Un obstacle à la recréation d’Hypermnestre était jusqu’ici l’état lacunaire de la partition : pour les trois premiers actes, on ne dispose en effet que de la version imprimée avant la création, qui ne donne que la ligne de chant des solistes, celle des dessus et celle des basses pour le chœur, et les deux extrêmes des cinq parties pour l’orchestre. C’est là que sont intervenus deux musicologues sollicités par le Centre de musique baroque de Versailles, grâce auquel cette résurrection s’est faite : Julien Dubruque a établi une partition en tenant compte de toutes les variantes disponibles et en s’efforçant de reconstituer l’œuvre telle qu’elle avait réellement été donnée en 1716 (aussitôt après la création, Gervais dut modifier son dernier acte, il rajouta en 1728 une ariette au quatrième acte, et les reprises programmées après sa mort apportèrent elles aussi quelques remaniements) ; Thomas Leconte, lui, a « restitué » les parties intermédiaires manquantes, c’est-à-dire qu’il s’est mis à la place du compositeur pour tâcher d’imaginer ce que chantaient les hautes-contres et les tailles du chœur, et ce que jouait une bonne partie de l’orchestre. Le résultat est tout à fait réussi, et sonne de façon fort convaincante, telle qu’elle a pu être interprétée et telle qu’elle sera enregistrée.
Au chef György Vashegyi il convient de rendre hommage pour le dévouement avec lequel il sert depuis quelques années le répertoire français, comme il l’avait admirablement montré lorsqu’il était venu à Versailles en 2016 avec son Orfeo Orchestra et son Purcell Choir. Une fois de plus, les instrumentistes hongrois excellent à faire revivre cette musique, dont ils respectent les divers caractères au gré des grands divertissements qui, comme il se doit, émaillent la tragédie, du moins pendant ses quatre premiers actes. Et grâce au travail accompli sous l’égide du CMBV, notre langue n’a plus de secrets pour le chœur, condition sine qua non pour ce genre d’entreprise.
Dans la distribution, on retrouve des artistes rompus à cette musique. A tout seigneur tout honneur : on citera en premier l’impressionnante prestation de Thomas Dolié, qui prête au roi d’Argos un timbre toujours plus noir et dont l’incarnation est d’autant plus remarquable pour une version de concert, privée des artifices de la scène. Le baryton français est aujourd’hui sans égal dans ces rôles, comme il l’avait notamment prouvé, à Budapest déjà, en Huascar des Indes galantes. A ses côtés, Katherine Watson est une Hypermnestre pleine de douceur, mais que la musique de Gervais oblige à sortir de sa réserve à mesure que l’on avance dans le drame. Son interprétation pudique est également secouée, à la fin du deuxième acte, par l’arrivée de Mathias Vidal, dont l’énergie débordante donne tout son relief à un « héros » bien peu gâté par le livret, qui limite ses apparitions à la portion congrue. Philippe-Nicolas Martin chante avec goût et noblesse les trois petits rôles qui lui sont confiés, le confident Arcas mais aussi, plus majestueux, le Nil en personne et surtout l’ombre de Gélanor dont la terrible apparition servira de modèle à bien d’autres spectres au cours du XVIIIe siècle. Juliette Mars, remarquée dans Le Tribut de Zamora de Gounod en janvier dernier, apporte dans ce répertoire tout autre une présence vibrante et un tempérament bienvenu, même si quelques attaques gagneraient ici et là être plus nettes. Très familière de Rameau, Chantal Santon-Jeffery fait merveille dans la série d’airs virtuoses qu’elle enfile du prologue jusqu’au quatrième acte. Manuel Nuñez Camelino, pour sa part, écope d’airs qui sollicitent au maximum ses notes les plus aiguës.
Maintenant, il n’y a plus qu’à s’armer de patience en attendant le disque, qui convaincra peut-être les directeurs de théâtre français de remonter en version scénique ces Danaïdes antérieures de presque soixante-dix ans à celles de Salieri.